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tête penchée sur le soulier, comme si elle le regardait.

« Entrez, Pip, continua miss Havisham, sans détourner les yeux. Entrez, Pip. Comment allez-vous, Pip ? Ainsi donc, vous me baisez la main comme si j’étais une reine ? Eh ! eh bien ?… »

Elle me regarda tout à coup sans lever les yeux, et répéta d’un air moitié riant, moitié de mauvaise humeur :

« Eh bien ?

— J’ai appris, mis Havisham, dis-je un peu embarrassé, que vous étiez assez bonne pour désirer que je vinsse vous voir : je suis venu aussitôt.

— Eh bien ? »

La dame qu’il me semblait n’avoir jamais vue avant, leva les yeux sur moi et me regarda durement. Alors je vis que ses yeux étaient les yeux d’Estelle. Mais elle était tellement changée, tellement embellie ; elle était devenue si complètement femme, elle avait fait tant de progrès dans tout ce qui excite l’admiration, qu’il me semblait n’en avoir fait aucun. Je m’imaginais, en la regardant, que je redevenais un garçon commun et grossier. C’est alors que je sentis toute la distance et l’inégalité qui nous séparaient, et l’impossibilité d’arriver jusqu’à elle.

Elle me tendit la main. Je bégayai quelque chose sur le plaisir que j’avais à la revoir, et sur ce que je l’avais longtemps, bien longtemps espéré.

« La trouvez-vous très-changée, Pip ? demanda miss Havisham avec son regard avide et en frappant avec sa canne sur une chaise qui se trouvait entre elles deux, et pour me faire signe de m’asseoir.

— Quand je suis entré, miss Havisham, je n’ai absolument rien reconnu d’Estelle, ni son visage, ni sa