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— De l’eau-de-vie, » répondis-je.

Il avait déjà englouti une grande partie du hachis de la manière la plus singulière, plutôt comme un homme qui a une hâte extrême de mettre quelque chose en sûreté, que comme un homme qui mange ; mais il s’arrêta un moment pour boire un peu de liqueur. Pendant tout ce temps, il tremblait avec une telle violence, qu’il avait toute la peine du monde à ne pas briser entre ses dents le goulot de la bouteille.

« Je crois que vous avez la fièvre, dis-je.

— Tu pourrais bien avoir raison, mon garçon, répondit-il.

— Il ne fait pas bon ici, repris-je, vous avez dormi dans les marais, ils donnent la fièvre et des rhumatismes.

— Je vais toujours manger mon déjeuner, dit-il, avant qu’on ne me mette à mort. J’en ferais autant, quand même je serais certain d’être repris et ramené là-bas, aux pontons, après avoir mangé ; et je te parie que j’avalerai jusqu’au dernier morceau. »

Il mangeait du hachis, du pain, du fromage et du pâté, tout à la fois : jetant dans le brouillard qui nous entourait des yeux inquiets, et souvent arrêtant, oui, arrêtant jusqu’au jeu des mâchoires pour écouter. Le moindre bruit, réel ou imaginaire, le murmure de l’eau, ou la respiration d’un animal le faisait soudain tressaillir, et il me disait tout à coup :

« Tu ne me trahis pas, petit diable ?… Tu n’as amené personne avec toi ?

— Non, monsieur !… non !

— Tu n’as dit à personne de te suivre ?

— Non !

— Bien ! disait-il, je te crois. Tu serais un fier limier, en vérité, si à ton âge tu aidais déjà à faire