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En approchant du cimetière, nous eûmes à traverser un remblai et à franchir une barrière près de l’écluse. Nous vîmes apparaître tout à coup le vieil Orlick ; il sortait de l’écluse, des joncs ou de la vase.

« Hola ! fit-il, où allez-vous donc, vous deux ?

— Où irions-nous, si ce n’est à la maison ?

— Eh bien ! je veux que le diable m’emporte si je ne vais pas avec vous pour vous voir rentrer ! »

C’était sa manie, à cet homme, de vouloir que le diable l’emportât. Peut-être n’attachait-il pas d’importance à ce mot, mais il s’en servait comme de son nom de baptême pour en imposer au pauvre monde et faire naître l’idée de quelque chose d’épouvantablement nuisible. Lorsque j’étais plus jeune, je me figurais généralement que si le diable m’emportait personnellement, il ne le ferait qu’avec un croc recourbé, bien trempé et bien pointu. Biddy n’était pas d’avis qu’il vînt avec nous, et elle me disait tout bas :

« Ne le laisse pas venir, je ne l’aime pas. »

Comme moi-même je ne l’aimais pas non plus, je pris la liberté de lui dire que nous le remerciions beaucoup, mais que nous n’avions pas besoin qu’on nous vît rentrer. Orlick accueillit mes paroles avec un éclat de rire et s’arrêta ; mais bientôt après, il nous suivit à distance, tout en clopinant.

Voulant savoir si Biddy le soupçonnait d’avoir prêté la main à la tentative d’assassinat contre ma sœur, dont celle-ci n’avait jamais pu rendre compte, je lui demandai pourquoi elle ne l’aimait pas.

« Oh ! dit-elle en le regardant par-dessus son épaule, pendant qu’il tâchait de nous rattraper d’un pas lourd, c’est que je crains qu’il ne m’aime.

— T’a-t-il jamais dit qu’il t’aimait ? demandai-je d’un air indigné.