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je savais qu’elle n’y mettait pas de mauvaise intention.

« Au lieu de cela, dis-je en continuant à arracher quelques brins d’herbe et à en mâcher un ou deux ; vois comme je vis, mécontent et malheureux… Et que m’importerait d’être grossier et commun, si personne ne me l’avait dit ! »

Biddy se retourna tout à coup de mon côté et me regarda avec plus d’attention qu’elle n’avait regardé les vaisseaux.

« Ce n’était pas une chose très-vraie ni très-polie à dire, fit-elle en détournant les yeux aussitôt. Qui t’a dit cela ? »

Je fus déconcerté, car je m’étais lancé dans mes confidences sans savoir où j’allais ; il n’y avait pas à reculer maintenant, et je répondis :

« La charmante jeune demoiselle qui est chez miss Havisham. Elle est plus belle que personne ne l’a jamais été ; je l’admire et je l’adore, et c’est à cause d’elle que je veux devenir un monsieur. »

Après cette folle confession, je jetai toute l’herbe que j’avais arrachée dans la rivière, comme si j’avais eu envie de la suivre et de me jeter après elle.

« Est-ce pour lui faire éprouver du dépit, ou pour lui plaire, que tu veux devenir un monsieur ? demanda Biddy, après un moment de silence.

— Je n’en sais rien, répondis-je de mauvaise humeur.

— Parce que, si c’est pour lui donner du dépit, continua Biddy, je crois que tu y parviendras plus facilement en ne tenant aucun compte de ses paroles ; et si c’est pour lui plaire, je pense qu’elle n’en vaut pas la peine. Du reste, tu dois le savoir mieux que personne. »