Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/192

Cette page a été validée par deux contributeurs.

le même état. La lumière du jour n’entrait pas plus dans la maison que mes souvenirs et mes pensées ne pouvaient m’éclairer sur le fait actuel ; et cela m’étonnait sans que je pusse m’en rendre compte, et sous cette influence je continuai à haïr de plus en plus mon état et à avoir honte de notre foyer.

Imperceptiblement, je commençai à m’apercevoir qu’un grand changement s’était opéré chez Biddy. Les quartiers de ses souliers étaient relevés maintenant jusqu’à sa cheville, ses cheveux avaient poussé, ils étaient même brillants et lisses, et ses mains étaient toujours propres. Elle n’était pas jolie ; étant commune, elle ne pouvait ressembler à Estelle ; mais elle était agréable, pleine de santé, et d’un caractère charmant. Il n’y avait pas plus d’un an qu’elle demeurait avec nous ; je me souviens même qu’elle venait de quitter le deuil, quand je remarquai un soir qu’elle avait des yeux expressifs, de bons et beaux yeux.

Je fis cette découverte au moment où je levais le nez d’une tâche que j’étais en train de faire : je copiais quelques pages d’un livre que je voulais apprendre par cœur, et je m’exerçais, par cet innocent stratagème, à faire deux choses à la fois. En voyant Biddy qui me regardait et m’observait, je posai ma plume sur la table, et Biddy arrêta son aiguille, mais sans la quitter.

« Biddy, dis-je, comment fais-tu donc ? Ou je suis très-bête, ou tu es très-intelligente.

— Qu’est-ce donc que je fais ?… je ne sais pas, » répondit Biddy en souriant.

C’était elle qui conduisait tout notre ménage, et étonnamment bien encore, mais ce n’est pas de cette habileté que je voulais parler, quoiqu’elle m’eût étonné bien souvent.