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habitait le coin le plus noir de la forge, et qu’il connaissait bien l’esprit malin. Il disait encore qu’il fallait tous les sept ans allumer le feu avec un jeune garçon, et que je pouvais m’attendre à servir incessamment de fagot. Mon entrée chez Joe comme apprenti confirma sans doute le soupçon qu’il avait conçu qu’un jour ou l’autre je le remplacerais, de sorte qu’il m’aima encore moins, non qu’il ait jamais rien dit ou rien fait qui témoignât la moindre hostilité ; je remarquai seulement qu’il avait toujours soin d’envoyer ses étincelles de mon côté, et que toutes les fois que j’entonnais le Vieux Clem, il partait une mesure trop tard.

Le lendemain, Dolge Orlick était à son travail, quand je rappelai à Joe le congé qu’il m’avait promis. Orlick ne dit rien sur le moment, car Joe et lui avaient justement entre eux un morceau de fer rouge qu’ils battaient pendant que je faisais aller la forge ; mais bientôt il s’appuya sur son marteau et dit :

« Bien sûr, notre maître !… vous n’allez pas accorder des faveurs rien qu’à l’un de nous deux… Si vous donnez au petit Pip un demi-jour de congé, faites-en autant pour le vieux Orlick. »

Il avait environ vingt-quatre ans, mais il parlait toujours de lui comme d’un vieillard.

« Et que ferez-vous d’un demi-jour de congé si je vous l’accorde ? dit Joe.

— Ce que j’en ferai ?… Et lui, qu’est-ce qu’il en fera ?… J’en ferai toujours bien autant que lui, dit Orlick.

— Quant à Pip, il va en ville, dit Joe.

— Eh bien ! le vieil Orlick ira aussi en ville, repartit le digne homme. On peut y aller deux. Il n’y a peut-être pas que lui qui puisse aller en ville.

— Ne vous fâchez pas, dit Joe.

— Je me fâcherai si c’est mon plaisir, grommela