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des oreilles vulgaires. Un nom qu’il a le privilège de donner à sa bien-aimée, quand il est en tête-à-tête avec elle, il ne prendra point la liberté de le faire connaître aux profanes. Ce serait donner une preuve de froideur et d’insensibilité équivalant presque à un manque de foi, Monsieur Edwin, que vous en semble ? »

C’était une chose merveilleuse que de voir M. Grewgious assis le corps raide, les mains sur ses genoux, et débitant son discours par phrases hachées comme un enfant des écoles de charité, qui a une belle mémoire, et qui récite son catéchisme.

M. Grewgious ne trahissait aucune émotion en rapport avec ses paroles, si ce n’est à de rares instants par un petit tremblement de l’extrémité du nez.

« Mon tableau, bien entendu, est soumis à vos retouches, monsieur Edwin, continua M. Grewgious ; il tend à représenter le véritable amoureux comme toujours impatient de se trouver en présence ou dans le voisinage de l’objet de ses affections, et comme se souciant fort peu de toute autre compagnie. Si je disais qu’il la cherche, comme l’oiseau cherche son nid, je me rendrais ridicule, car j’aurais l’air de vouloir faire de la poésie et je n’y entends rien. J’ai été, en tout temps, éloigné de la poésie ; entre elle et moi il y a plus de deux mille lieues. D’ailleurs, je suis complètement ignorant des mœurs des oiseaux, sauf de celles des moineaux de Staple Inn, qui font leurs nids dans les corniches, les gouttières, et les tuyaux de cheminées. Tous ces abris n’ont pourtant pas été construits pour eux par la main bienfaisante de la Nature. Je vous prie donc de considérer comme abandonnée l’idée des nids d’oiseaux. Mon portrait se borne à représenter le véritable amoureux comme ne pouvant avoir aucune existence séparée de celle de l’objet aimé, et comme vivant d’une vie tout à la fois partagée et doublée. Si je n’exprime pas plus clairement ce que je veux dire, c’est par la raison que, n’ayant aucune facilité de conversation, je ne puis exprimer ce que j’ai dans la pensée, ou bien c’est que, n’ayant pas d’idée, je ne comprends pas moi-même ce que je ne réussis pas à exprimer. Je me plais à croire cependant que ce dernier cas n’est pas le mien. »