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dions le véritable secret du mélange. Vous paierez en conséquence, mon chéri ? »

Tout en parlant ainsi, elle tirait de nouvelles bouffées de la pipe et absorbait une partie du poison.

« Oh ! pauvre malheureuse que je suis !… Mes poumons sont bien faibles… mes poumons sont bien malades !… Voilà votre pipe toute prête, mon chéri… Ah !… Dieu !… ma pauvre main tremble en vous la présentant… Je vous ai vu revenir à vous tout à l’heure, et je me suis dit : Il trouvera une autre pipe allumée… il se souviendra du prix élevé de l’opium… et il paiera bien… Ma pauvre tête !… Je confectionne mes pipes avec une vieille bouteille d’encre d’un sou… Voyez-vous cela, mon chéri ?… J’y ajoute un tuyau, puis je prends mon mélange dans ce dé avec une cuiller de corne et je remplis… Ah ! mes pauvres nerfs !… C’est que je me suis enivrée pendant soixante ans avant de m’adonner à ceci… car l’opium ne fait pas de mal… au contraire, il chasse la faim aussi bien que les humeurs noires, »

Elle tendait à l’homme la pipe, maintenant à moitié vide ; puis elle retomba sur le lit la face dans le matelas.

Quant à lui, il descendit de ce lit chancelant, déposa la pipe sur la pierre du foyer, écarta les rideaux en loques, et contempla ses trois compagnons d’un air de dégoût inexprimable.

Comment cela se faisait-il ?…

Et pourtant cela était.

À force de fumer l’opium, cette vieille femme était arrivée à ressembler au Chinois.

Mêmes joues proéminentes, mêmes yeux hagards, même teint plombé…

Seulement le Chinois se démenait alors avec d’horribles grimaces qui rappelaient les magots et les démons de son culte.

L’hôtesse était immobile.

Quant au Lascar, il riait l’écume à la bouche.

« Quelle vision peut-elle avoir ? » se dit l’homme éveillé.

Il retourna de son côté le visage de la vieille femme et se prit à la considérer longuement.