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légance et à faire de lui comme une satire vivante de certains voyageurs de l’hôtel qui se montraient fiers des grâces de leur personne. Il affirmait avec plus grand sérieux que personne ne savait saluer comme Blandois, que sa grâce était irrésistible, qu’elle avait une aisance pittoresque qui valait cent mille francs comme un liard, si on pouvait acheter comme une denrée ce qui n’était qu’un don de nature. La politesse exagérée de cet homme, l’un des cachets de tous ces personnages-là, quelle qu’ait été leur éducation première, aussi sûr que le soleil appartient à notre système planétaire, plaisait à Gowan ; c’était une caricature qui lui permettait de tourner en ridicule une foule de gens qui faisaient plus ou moins ce que Blandois faisait trop. C’est ainsi qu’il l’avait encouragé ; c’est ainsi qu’ajoutant à ces motifs la force de l’habitude, il s’était peu à peu laissé aller à faire son compagnon de cet étranger dont le bavardage amusait sa paresse. Et pourtant il se doutait bien que Blandois n’était qu’un chevalier d’industrie ; il le soupçonnait de n’être qu’un lâche, tandis que lui, au contraire, il était plein d’audace et de courage ; il savait parfaitement que cet homme déplaisait à Chérie, et il tenait si peu à lui que, s’il avait pu le convaincre d’avoir donné à sa femme personnellement le motif le plus léger de justifier sa répugnance, il n’aurait pas hésité, après tout, à le flanquer par la croisée la plus élevée de Venise dans l’eau la plus profonde des lagunes.

La petite Dorrit eût été heureuse de se rendre toute seule chez Mme Gowan ; mais comme Fanny, qui n’était pas encore revenue de l’impression causée par la protestation de l’oncle Frédéric (à vingt-quatre heures de date) avait offert de l’accompagner, les deux sœurs montèrent dans une des gondoles amarrées sous la fenêtre de M. Dorrit, et escortées par le courrier, se rendirent en grande cérémonie chez Mme Gowan. À vrai dire, elles faisaient plus de cérémonie qu’il n’en fallait pour visiter une modeste demeure qui, selon Mlle Fanny, se trouvait à l’autre bout du monde, et où la gondole ne put aborder qu’après avoir passé par un dédale de rues que cette demoiselle déshonora du nom d’ignobles fossés.

La maison, bâtie sur un petit îlot désert, semblait s’être détachée de quelques groupes de bâtiments voisins pour flotter au hasard et jeter l’ancre à l’endroit où elle stationnait en compagnie d’une vigne, qui paraissait aussi délaissés que les pauvres diables couchés à l’ombre de ses feuilles. Les traits saillants du paysage environnant étaient : une église entourée de planches et d’échafaudages depuis si longtemps employés eux réparations supposées dont elle était censée l’objet, que les préparatifs de réparation paraissaient avoir au moins cent ans, et commençaient à tomber eux-mêmes en ruines ; une masse de linge séchant au soleil ; quelques maisons qui ne s’accordaient pas bien ensemble et s’écartaient de la perpendiculaire d’une façon grotesque, pareilles à des fromages antédiluviens tombés en pourriture, fourmillant de vers, et jetés dans les moules les plus bizarres ; enfin, une confusion fiévreuse de