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« Vous vous étonnerez peut-être, continua-t-elle d’une voix plus ferme, que je préfère me confier à vous, envers qui j’ai des torts, qu’au fils de l’ennemie qui a eu des torts envers moi… car elle m’a fait beaucoup de mal !… Non-seulement elle a offensé le Seigneur, mais elle a empoisonné mon existence. C’est son souvenir qui a détourné de moi le père d’Arthur. Si, à dater de notre mariage, j’ai fait horreur à mon mari, c’est à elle que je le dois. Si j’ai été le fléau de l’un et de l’autre, c’est toujours la faute de cette femme. Vous aimez Arthur (je le vois à votre rougeur : puisse-t-elle être pour vous et lui l’aurore de jours plus heureux !) et vous vous serez déjà demandé, connaissant Arthur pour être aussi doux et aussi miséricordieux que vous, comment j’ai moins de confiance en lui qu’en vous. Ne vous êtes-vous pas adressé cette question ?

— Toute pensée qui repose sur la connaissance du caractère bon et généreux de M. Clennam ne saurait rester étrangère à mon cœur.

— Je n’en doute pas. Et pourtant Arthur est la seule personne au monde à laquelle je tiens à cacher ce secret pendant le temps que j’y dois rester. Durant son enfance, dès les premiers jours dont il peut avoir souvenance, je l’ai gouverné avec une main de fer. J’ai été pour lui d’une sévérité implacable, parce que je sais que le Seigneur fait peser sur les enfants les crimes de leurs parents, et qu’Arthur, dès sa naissance, était marqué d’un sceau fatal. Je me suis tenue entre lui et son père, qui brûlait de s’attendrir pour son fils, mais que je forçai à refouler cette faiblesse, afin que l’enfant opérât son salut dans l’esclavage et les durs traitements. Je crois le voir encore, portrait vivant de sa mère, lever de dessus ses livres ses yeux pleins de terreur vers moi, chercher à m’adoucir avec ses airs de soumission qui, en me rappelant sa mère de plus en plus, ne faisaient que m’endurcir au contraire. »

L’expression craintive de son interlocutrice ralentit un moment ce flot de paroles prononcées d’un ton lugubre comme autrefois.

« C’était pour son bien. Je ne songeais pas à mon offense. Qui suis-je ? et qu’était ma haine personnelle auprès de la malédiction du ciel ? J’ai vu grandir cet enfant, non pas dans la piété des élus (le péché de sa mère pesait trop lourdement sur lui pour cela), mais dans une idée de justice, de droiture et d’obéissance envers moi. Il ne m’a jamais aimée, ainsi que je l’avais un moment espéré… tant la corruption de la chair aime à lutter contre les devoirs et les tâches que le Seigneur nous impose !… mais il m’a toujours traitée avec respect et soumission. Aujourd’hui même il n’est pas changé. Sentant dans son cœur un vide dont il n’a jamais compris la cause, il s’est détourné de moi pour suivre un autre chemin ; mais, tout en se séparant de moi, il l’a fait avec les égards qu’il croit me devoir. Telles ont été ses relations avec moi. Celles que j’ai eues avec vous ont été beaucoup moins intimes et n’ont duré que fort peu de temps. Tandis que vous travailliez dans ma chambre, vous aviez peur de moi ; mais vous pensiez