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de sa prospérité, il n’avait pas tenu maison ouverte où des chanteurs, des comédiens et autres enfants de Baal tournaient le dos à la lumière et la face vers les ténèbres, peut-être cette jeune fille ne serait-elle pas sortie de son humble position pour se précipiter dans le gouffre de l’iniquité. Mais non, voilà que ce Frederic Dorrit, cédant aux inspirations de Satan, se regarde comme un homme de goûts louables et innocents. Il croit faire une bonne action. Il se dit : voilà une jeune fille douée d’une jolie voix, et il lui fait enseigner la musique pour qu’elle devienne une chanteuse. Puis le père d’Arthur, qui, au milieu même des âpres et rudes sentiers de la vertu, a toujours eu un faible pour ces embûches maudites qu’on nomme les arts, l’a rencontrée. Voilà comment, par l’entremise de ce Frédéric Dorrit, une méchante orpheline, dont on voulait faire une comédienne, prévaut sur moi ! Voilà comment je suis trahie et humiliée !… Non pas moi, je me trompe, reprit-elle vivement, tandis que le rouge lui montait au visage : qu’importent les griefs d’une pécheresse infinie ? Je n’ai jamais songé qu’aux offenses commises contre le Seigneur. »

Jérémie Flintwinch, qui, peu à peu, s’était avancé de guingois vers le canapé, et se trouvait à côté de Mme  Clennam sans qu’elle se fût aperçue de son approche, fit une grimace de dénégation très-marquée en entendant cette dernière assertion ; ses longues guêtres parurent même s’agiter comme si les paroles de son associée eussent été autant d’épingles qu’on lui enfonçait dans les mollets.

« Enfin, continua Mme  Clennam… (car je touche à la fin de cette histoire dont je ne parlerai plus, dont je ne veux pas que vous parliez davantage, et il ne s’agira plus que de délibérer pour savoir si on doit ou non l’ébruiter)… enfin, lorsque je supprimai ce codicille à la connaissance du père d’Arthur…

— Mais pas avec son consentement, vous savez, interrompit le sieur Flintwinch.

— Ai-je dit avec son consentement ?… (Mme  Clennam qui avait tressailli en trouvant Jérémie si près d’elle, se recula un peu et le regarda avec une méfiance croissante). Vous avez assez souvent servi d’ambassadeur entre nous, lorsque le père d’Arthur voulait me faire publier ce codicille, ce que j’ai toujours refusé de faire, pour avoir le droit de me contredire, si j’avais parlé de son consentement. Je dis que, lorsque je supprimai ce document, je ne fis aucune tentative pour le détruire. Je le gardai ici, dans cette maison, pendant bien des années. Comme le reste de la fortune de l’oncle Gilbert revenait au père d’Arthur, je pouvais à un moment donné, remettre les deux sommes aux héritiers en feignant d’avoir trouvé ce papier par hasard. Mais outre qu’il m’aurait fallu soutenir cette feinte par un mensonge direct (ce qui eût été une grande responsabilité), je n’ai vu aucun nouveau motif, durant la longue épreuve que j’ai subie dans cette chambre, pour divulguer ce que j’avais caché jusqu’à ce jour. C’eût été récompenser le péché que d’obéir aux mauvaises inspirations d’un moment de délire. J’ai accompli la mission