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Elle retourna la montre sur la table, l’ouvrit et contempla, sans adoucir son regard, les lettres brodées à l’intérieur.

« Ils n’oublièrent ni l’un ni l’autre. Dieu a voulu que les péchés de ce genre ne s’oublient pas. Si la présence d’Arthur était un reproche vivant pour son père, si l’absence d’Arthur augmentait chaque jour les angoisses de sa mère, c’est la justice de Jehovah ! On pourrait tout aussi bien m’accuser de l’avoir rendue folle, parce que les remords ont fini par lui troubler le cerveau, et parce que l’ordonnateur de toutes choses a voulu qu’elle vécût ainsi de longues années. Encore je m’efforçai de sauver cet enfant prédestiné, qui semblait perdu et condamné d’avance ; de lui donner les apparences d’une naissance honnête, de l’élever dans la crainte et le tremblement, de l’habituer à une vie de contrition pour les péchés qui pesaient lourdement sur sa tête avant son entrée dans ce monde réprouvé. Était-ce là de la cruauté ? N’ai-je pas eu, au contraire, à souffrir dans ma personne des conséquences de cette faute dont j’étais innocente ? Le père d’Arthur et moi nous ne vivions pas plus éloignés l’un de l’autre, lorsqu’une moitié du globe nous séparais, que lorsque nous habitions tous les deux cette maison. Il est mort, et il m’a envoyé sa montre avec son : N’oubliez pas. Eh bien, je n’oublie pas, quoique je ne lise pas cette phrase avec les mêmes yeux que lui. J’y lis que j’étais choisie pour devenir l’instrument de leur punition. C’est là le sens que j’ai donné à ces paroles depuis que je les vois sur ma table ; je les lisais aussi distinctement et je leur donnais le même sens, lorsqu’elles étaient à des milliers de lieues d’ici. »

Tandis qu’elle prenait la boîte de la montre dans la main dont elle avait tout à coup retrouvé l’usage, sans paraître remarquer le moins du monde ce changement subit qui venait de s’opérer en elle, et qu’elle y fixait les yeux, comme pour défier ces lettres de l’émouvoir, Rigaud s’écria en faisant claquer ses doigts d’une façon méprisante :

« Allons, madame ! le temps presse. Allons, ma pieuse dame, dépêchons-nous, je sais tout ça, vous ne m’apprenez rien. Arrivons à l’argent volé, ou c’est moi qui raconterai la chose. Mort de ma vie, en voilà bien assez de votre jargon religieux. Arrivons à l’argent volé et vivement.

— Misérable ! répondit Mme  Clennam, qui se cacha la tête dans les mains, par quelle fatale erreur de Jérémie, par quel oubli de sa part (car lui seul m’aide dans ces affaires et les connaît), par quelle résurrection des cendres d’un papier brûlé, ce codicille est-il tombé entre vos mains, c’est ce que j’ignore…

— Avec tout cela, interrompit Rigaud, vous avez beau dire, je n’en possède pas moins dans une bonne petite cachette à moi connue, cette addition laconique au testament de M. Gilbert Clennam, écrite de la main d’une dame ici présente avec sa signature et celle de notre vieil intrigant ! C’est comme cela, mon vieil intrigant, ma vieille marionnette au col tors ! Dépêchons-nous, madame. Encore