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chère madame ?… Ce récit vous charmera, j’en suis convaincu, Mais bah ! j’oubliais. Il faut un titre à une histoire. Comment intitulerai-je celle-ci ? L’histoire d’une maison ? Bah ! bah ! Il y en a tant, de maisons ! Si je l’intitulais plutôt l’histoire de cette maison ? »

Penché sur le canapé, se balançant sur les pieds de sa chaise, appuyé sur son coude gauche, agitant à diverses reprises les doigts de la main gauche qu’il tenait sur le bras de Mme Clennam, comme pour souligner ses paroles, tandis qu’avec sa main droite tantôt il arrangeait ses cheveux, tantôt il caressait sa moustache, tantôt il se frappait doucement le nez, tout cela d’un air menaçant, grossier, insolent, rapace, cruel et confiant dans sa force, il continua sans se presser :

« L’histoire de cette maison, voilà mon titre. Je commence donc. Nous supposerons qu’elle a été habitée autrefois par deux personnages, l’oncle et le neveu : l’oncle, vieillard rigide, doué d’une grande vigueur de caractère ; le neveu, garçon timide, réservé et soumis. »

Mme Jérémie, qui avait écouté cet entretien avec beaucoup d’attention, sans quitter l’embrasure de la croisée, mordant le bout de son tablier et tremblant des pieds à la tête, s’écria tout à coup :

« Jérémie, n’avance pas ! j’ai entendu l’histoire du père d’Arthur et de son oncle dans un de mes rêves. C’est d’eux qu’il parle. Ça n’est pas arrivé de mon temps ; mais j’ai entendu raconter dans mes rêves que le père d’Arthur était un pauvre garçon, faible et sans volonté, qu’on avait tant secoué et effarouché dans sa jeunesse, qu’il lui restait à peine la force de vivre ; qu’au lieu de lui permettre de choisir lui-même sa femme, on l’a forcé à prendre celle que son oncle avait choisie pour lui. La voilà sur ce canapé, sa femme. J’ai entendu raconter tout ça dans mes rêves et de ta bouche même, Jérémie. »

Tandis que M. Flinwinch menaçait du poing son épouse et que Mme Clennam fixait les yeux sur elle, Rigaud lui envoya un baiser.

« Tout cela est parfaitement exact, chère madame Flintwinch. Vous êtes un vrai génie pour les rêves.

— Je n’ai pas besoin de vos éloges, répliqua Mme Jérémie. Je n’ai rien à démêler avec vous, rien du tout, du tout. Mais Jérémie m’a dit que c’étaient des rêves, et je ne vous les donne pas pour autre chose. »

En même temps, Mme Flintwinch s’empressa d’avaler de nouveau le coin de son tablier, comme si elle eût voulu fermer la bouche d’une autre personne… peut-être celle de son mari, qui marmottait des menaces, de l’air d’un homme qui grelotte de colère.

« Notre bien-aimée Mme Flintwinch, reprit Rigaud, chez laquelle vient de se développer tout à coup une intelligence étonnante et une merveilleuse perspicacité, a parlé comme un oracle. Oui, c’est bien là le prologue mon histoire. L’oncle sévère ordonne à