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serpents. Clennam ne put réprimer un frisson intérieur comme s’il eût vu grouiller un nid de ces reptiles.

« Holà, animal ! continua Rigaud avec un cri impérieux qui semblait plutôt destiné à stimuler l’ardeur d’une mule ou d’un cheval d’Italie. La satanée vieille prison de Marseille était un endroit respectable, comparée à cette geôle ! Il y avait au moins un air de dignité dans les barreaux et les dalles de notre ancienne demeure. C’était une prison digne d’un homme ! Mais ici ! bah ! ce n’est qu’un hôpital d’imbéciles ! »

Il fuma sa cigarette, gardant son sinistre sourire tellement incrusté dans sa physionomie qu’il paraissait presque fumer avec le bas de son nez retourné plutôt qu’avec sa bouche, comme une figure fantastique de Gallot. Lorsqu’il eut allumé une seconde cigarette à la première, dont le bout n’était pas encore éteint, il ajouta en se tournant vers Clennam :

« Il faut bien passer le temps en l’absence de ce fou. Il faut bien faire la causette. Un gentilhomme ne peut pas boire d’un vin capiteux du matin jusqu’au soir, autrement j’en aurais fait venir une autre bouteille. Savez-vous qu’elle est jolie, monsieur. Ce n’est pas que ce soit mon caprice, mais sacrés mille tonnerres ! elle est jolie tout de même ! Je vous félicite de votre choix.

— Je ne sais pas de qui vous parlez, et je ne tiens pas à le savoir.

— Della bella Gowana, monsieur, comme nous disons en Italie. De la Gowan, de la charmante Gowan.

— Vous étiez de la suite de son mari, je crois ?

— Comment, monsieur, de sa suite ? Vous êtes un insolent. Dites que j’étais son ami.

— Est-ce que vous avez l’habitude de vendre tous vos amis ? »

Rigaud ôta sa cigarette de sa bouche et regarda Clennam d’un air qui révélait son étonnement. Mais il se remit aussitôt à fumer et répondit avec beaucoup de sang-froid :

« Je vends tout ce qui s’achète. Comment donc vivent vos avocats, vos hommes d’État, vos intrigants, vos boursicotiers ? Vous-même, comment vivez-vous ? Comment vous trouvez-vous ici ? N’avez-vous pas vendu quelqu’un de vos amis ? Morbleu, je crois savoir que si ! »

Clennam se tourna vers la croisée et se mit à regarder le mur qui lui faisait face.

« Le fait est, monsieur, continua Rigaud, que la société se vend elle-même ; elle m’a vendu moi qui vous parle et je la vends à mon tour. Je vois que vous connaissez une dame de mes amies. Une belle dame aussi, ma foi ! Un caractère bien trempé. Voyons un peu. Comment se nomme-t-elle ? N’était-ce pas Wade ? »

Arthur ne répondit rien, mais Rigaud vit qu’il avait visé juste.

« Oui, poursuivit-il, cette belle dame au caractère énergique m’accoste dans la rue, et naturellement je suis flatté. Je lui réponds. Elle me fait l’honneur de m’avouer, en toute confidence, qu’elle a de la curiosité et des chagrins. « Vous n’êtes sans doute