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tard, dans son humiliation et sa captivité)… lui revinrent à l’esprit.

Mais, encore une fois, la chose paraissait si improbable !

En y réfléchissant, pourtant, elle le parut moins. Puis il se livra à une autre enquête assez bizarre sur l’état de son propre cœur. Dans sa répugnance à croire qu’elle aimât quelqu’un ; dans son désir d’éclaircir cette question, dans sa conviction qu’il y avait une sorte de générosité de sa part à protéger l’amour qu’elle aurait pu éprouver pour un autre… Dans tout cela n’y avait-il pas un sentiment auquel il avait imposé silence chaque fois qu’il allait éclater ? Ne s’était-il pas toujours dit qu’il ne devait jamais songer à être aimé d’elle ; qu’il ne devait pas tirer avantage de sa reconnaissance ; qu’il devait se rappeler son expérience passée afin d’éviter un nouveau danger ; qu’il devait regarder toutes ces espérances juvéniles comme des illusions du passé, aussi mortes pour lui que l’était la sœur de Chérie ; qu’il devait se tenir sur ses gardes en se répétant que le temps des amours était passé pour lui, triste et vieux qu’il était maintenant ?

Il l’avait embrassée lorsqu’il l’avait trouvée évanouie et qu’il l’avait descendue dans ses bras, le jour où elle avait été oubliée par sa famille avec une négligence si expressive. Eh bien ! l’avait-il embrassée tout à fait de la même manière que si elle eût été réveillée ? N’y avait-il pas du tout de différence ?

L’obscurité le trouva rêvant encore à toutes ces pensées. L’obscurité trouva aussi M. et Mme Plornish frappant à sa porte. Ils apportaient avec eux un panier garni d’une collection choisie de ces denrées que les Cœurs Saignants mettaient tant d’empressement à acheter et tant de lenteur à payer ; Mme Plornish pleurait. M. Plornish grommela, dans son style philosophique mais peu clair, qu’il y a des hauts, vous savez, et puis aussi des bas. Il était parfaitement inutile de demander pourquoi il y a des hauts et des bas ; ils existent, voilà tout. Il avait entendu affirmer qu’à mesure que la terre tourne… (car on sait qu’elle tourne)… le meilleur gentleman du monde doit naturellement se trouver de temps en temps sens dessus dessous, la tête en bas et les cheveux tout ébouriffés comme les autres, dans ce qu’on peut nommer l’espèce. Eh bien alors tant mieux ! c’était là l’opinion de M. Plornish. Tant mieux ! car à la première révolution de la terre, la tête de ce même gentleman reprendrait sa position naturelle et ses cheveux aussi qui redeviendraient si lisses que cela ferait plaisir à voir. Eh bien ! alors tant mieux. »

On a déjà vu que Mme Plornish n’était pas douée d’un esprit philosophique : elle ne savait que pleurer, mais, pour être moins philosophiques, ses larmes n’en étaient pas moins intelligibles. Cela tenait-il à sa douleur si sympathique, à l’esprit naturel de son sexe, à l’association des idées plus rapide chez les femmes, ou plutôt à ce qu’elles n’ont point du tout de ces associations d’idées ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle ne pouvait pas être plus intelligible.