Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/254

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Edmond, Edmond, tu lasserais la patience d’une sainte ! N’est-il pas clair comme le jour que je parle de mon oncle ?

— Tu me regardais d’un air si expressif, mon adorée, que je me suis senti mal à l’aise. Merci, mon amour.

— Maintenant que vos interruptions m’ont fait oublier ce que je voulais dire, reprit madame avec un geste résigné de son éventail, je ferai aussi bien d’aller me coucher.

— Ne fais pas cela, mon amour. Prends tout le temps qu’il te faudra pour te recueillir. »

Madame prit beaucoup de temps : la tête penchée en arrière, les yeux fermés et les sourcils levés avec une expression désespérée comme si elle avait complétement renoncé aux affaires de ce monde. Enfin, sans le moindre avertissement préalable, elle rouvrit les yeux, et recommença d’un ton sec et acerbe :

« Qu’est-ce qui arrive alors, je vous le demande ? Qu’est-ce qui arrive ? Au moment même où je pourrais briller dans la société, où des motifs de la plus haute importance m’inspirent le désir d’y briller, je me trouve dans une situation qui m’empêche, jusqu’à un certain point de me présenter dans le monde. C’est trop fort !

— Ma chère, je ne vois pas pourquoi cela te priverait d’aller dans le monde ?

— Edmond, vous ne savez dire que des absurdités ! s’écria madame avec beaucoup d’indignation. Crois-tu donc qu’une femme dans toute la fleur de l’âge, et qui n’est pas tout à fait dénuée de charmes, puisse, dans ma position (elle regarda sa taille intéressante), entrer en rivalité avec une femme qui lui serait certainement, en d’autres temps, inférieure sous tous les autres rapports ? Si c’est là ton opinion, je ne sais quel nom te donner ! »

Monsieur fit observer, en toute humilité, que cela ne se voyait presque pas.

« Non, cela ne se voit presque pas ! répéta madame avec un mépris indicible.

— Pour le moment, » ajouta monsieur.

Ne prêtant aucune attention à ce faible correctif, madame déclara avec amertume que c’était vraiment trop fort ! Qu’il y avait là de quoi faire désirer la mort !

« Mais, ajouta-t-elle lorsqu’elle eut étouffé le sentiment de ses griefs personnels, quelque contrariant, quelque cruel que ce soit, il faut cependant bien que je m’y résigne.

— D’autant plus qu’on devait s’y attendre, remarqua monsieur.

— Edmond, répliqua Fanny, si vous ne voyez rien de plus convenable à faire que d’insulter celle qui vous a fait l’honneur de vous donner sa main, lorsqu’elle se trouve dans le malheur, je vous conseille d’aller vous coucher. »

Ce reproche affligea beaucoup Edmond, qui s’excusa d’une façon très-tendre. Ses excuses furent agréées, mais madame le pria d’aller se calmer de l’autre côté du canapé, dans l’embrasure de la croisée.