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Clennam suivant plutôt les indications d’une main invisible que les découvertes de ses propres réflexions, continuait de songer aux moyens que Jérémie pouvait avoir employés pour commettre le sombre drame qu’il soupçonnait et en faire disparaître les traces.

« Eh bien ! monsieur, demanda l’impatient Jérémie, vous plaît-il de monter ?

— Ma mère est seule, je suppose ?

— Elle n’est pas seule, dit M. Flintwinch. M. Casby et sa fille sont avec elle. Ils sont arrivés pendant que je fumais ; mais je ne me suis pas dérangé, parce que je voulais finir ma pipe. »

Second contre-temps. Arthur ne fit aucune observation et monta jusqu’à la chambre de sa mère, où M. Casby et Flora venaient de prendre le thé avec accompagnement de pâte d’anchois et de rôtis au beurre. Le reliquat de ces délicatesses gastronomiques était encore visible et sur la table et sur le visage rissolé de Mme  Jérémie, qui, tenant sa longue fourchette à la main, avait tout l’air d’un personnage allégorique ; seulement elle avait sur les héros mythologiques cet avantage que l’emblème qu’elle tenait à la main était à la portée de toutes les intelligences.

Le chapeau et le châle de Flora avaient été posés sur le lit avec un soin qui annonçait que la veuve projetait une assez longue visite. M. Casby, de son côté, souriait au coin du feu ; ses bosses rayonnaient comme si le beurre fondu des rôties s’échappait de son crâne bienveillant, et son visage semblait aussi rouge que si la matière colorante de la pâte d’anchois se fût chargée d’illuminer sa physionomie patriarcale. Ce que voyant Clennam, après avoir échangé les salutations d’usage, il se décida à parler à sa mère, sans autre délai.

Comme Mme  Clennam ne quittait jamais sa chambre, les personnes qui désiraient lui parler en particulier avaient coutume de rouler son fauteuil jusqu’au bureau, où elle se tenait, le dos tourné à la cheminée, tandis que son interlocuteur s’asseyait sur un escabeau qu’on laissait toujours dans un coin à cet effet. Depuis longtemps la mère et le fils n’avaient pas échangé une parole sans l’intervention d’un tiers, mais les visiteurs étaient habitués à l’entendre demander à la paralytique, avec quelques mots d’excuses, si on ne pourrait pas l’entretenir un instant de quelque affaire, et à voir rouler son fauteuil vers l’endroit indiqué, dès qu’elle avait répondu affirmativement.

Aussi lorsque Arthur, après ces excuses et cette requête à sa mère, poussa le siège vers le bureau et alla s’asseoir sur l’escabeau, Mme  Finching se mit à parler plus haut et plus vite (façon délicate de faire connaître qu’elle ne voulait rien entendre de la conversation de ses hôtes), et M. Casby lissa ses longs cheveux blancs avec un air de bienveillance hébétée.

« Mère, j’ai appris aujourd’hui même, sur les antécédents de l’homme que j’ai rencontré ici, quelque chose que vous ignorez sans doute et que je crois devoir vous dire.