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convaincu que, si jamais nous nous rencontrions plus tard, nous serions toujours les meilleurs amis du monde. Voilà tout ce qu’il me dit, et je ne daignai pas le contredire.

J’appris justement bientôt qu’il faisait la cour à celle qu’il a épousée depuis, et que les parents de la demoiselle l’avaient emmenée afin de les séparer. Je me mis à la haïr tout de suite autant que je la hais aujourd’hui ; et, par conséquent, je ne lui souhaitai qu’une chose, c’était d’épouser M. Gowan. Mais j’avais une envie irrésistible de la voir… Je sentais que ce serait là un de mes derniers plaisirs. Je voyageai un peu dans ce but ; je finis par la rencontrer ainsi que vous. Si je ne me trompe, vous n’aviez pas encore fait la connaissance de votre cher ami, qui, à cette époque, ne vous avait pas non plus accordé ces témoignages d’affection qu’il vous a prodigués depuis.

Durant ce voyage, je rencontrai une pauvre fille dont la position avait une singulière analogie avec la mienne, et chez qui je remarquai avec intérêt, avec plaisir, des symptômes de cette révolte qui m’est naturelle contre le patronage et l’égoïsme orgueilleux qu’on décore des beaux noms de bonté, protection, bienveillance, et cætera. On répétait sur tous les tons qu’elle avait un malheureux caractère. Sachant très-bien par moi-même ce que voulait dire cette phrase commode, et désirant une compagne qui ne fût pas plus que moi dupe de ces hypocrisies, je résolus d’arracher cette jeune fille à son esclavage et de la soustraire à l’injustice qui lui navrait le cœur. Je n’ai pas besoin d’ajouter que j’y réussis.

Depuis, elle a vécu avec moi, partageant mes faibles ressources.




CHAPITRE XXII.

Qu’est-c’ qui passe ici si tard ?…


Arthur Clennam avait entrepris son inutile voyage à Calais au milieu d’un surcroît de besogne. Certain gouvernement barbaresque, qui possédait de précieux domaines sur la mappemonde, avait besoin des services d’un ou deux ingénieurs, inventifs et résolus ; de gens pratiques, capables de fabriquer, avec les meilleurs éléments qu’ils trouveraient sous la main, les ouvriers et les engins dont ils pourraient avoir besoin ; capables de déployer autant de hardiesse et de ressources ingénieuses dans l’application de ces éléments à leurs projets, qu’ils en avaient montré dans la conception même du plan. Comme cette puissance n’était qu’une puissance barbaresque, elle n’eut pas seulement l’idée d’enterrer ce grand projet national dans les bureaux d’un ministère des Circonlocutions,