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coup d’humilité. « Ce serait là beaucoup trop d’honneur pour moi, disais-je. Je craignais de n’avoir pas la force de supporter un pareil changement. Une pauvre gouvernante, la gouvernante, de sa fille, aspirer à une pareille distinction ! » Elle n’était pas à son aise, ils étaient tous gênés, en m’entendant répondre avec cette feinte modestie. Ils voyaient bien que je la comprenais parfaitement. C’est au moment où mes souffrances étaient à leur comble, où je me sentais le plus irritée contre mon prétendu, qui s’obstinait à rester indifférent à toutes les angoisses et à tous les déboires qu’il me causait, que votre cher ami, monsieur Gowan, reparut dans la maison. Il y était reçu depuis longtemps sur un pied d’intimité, il venait de faire un voyage. Au premier coup d’œil il devina la situation et me comprit.

C’était la première personne que je rencontrais qui eût compris mon caractère. Il ne lui fallut pas trois visites pour me convaincre qu’il lisait dans ma pensée. Je le vis clairement à la façon froidement cavalière dont il parlait de ce mariage. Je le vis clairement dans ses légères protestations d’estime pour mon prétendu, dans son enthousiasme à propos du bonheur et du brillant avenir qui nous attendait, dans ses félicitations au sujet de nos richesses futures, qu’il comparait avec sa propre pauvreté… dans ses phrases ambiguës, amusantes et pleines de railleries cachées. Il attisa de plus en plus ma colère, me rendit de plus en plus méprisable à mes propres yeux, en me présentant ce qui m’entourait sous un jour odieux, tout en ayant l’air de tout admirer et de vouloir me faire partager son admiration. Il ressemblait au squelette endimanché de la collection des gravures hollandaises ; quelle que fût, vous savez, la personne à laquelle il donnât le bras, jeune ou vieille, belle ou laide ; qu’il dansât, chantât, jouât ou priât avec elle, il en faisait un spectre.

Vous comprendrez facilement que les félicitations de votre cher ami étaient de vrais compliments de condoléance ; que, lorsqu’il paraissait vouloir me calmer, il mettait à nu mes plaies les plus douloureuses ; que, lorsqu’il déclarait que « mon fidèle berger était le garçon le plus aimant du monde et qu’il avait le cœur le plus tendre qui eût jamais battu sur la terre, » il réveillait mes vieilles craintes de m’exposer au ridicule par cette union disproportionnée. Il ne me rendait pas là un grand service, direz-vous, mais je lui savais gré de me renvoyer l’écho de ma pensée et de confirmer ce que je savais déjà. Aussi, ne tardai-je pas à préférer la société de votre cher ami à toute autre.

Lorsque je m’aperçus (et cela ne tarda pas non plus) que cette préférence excitait la jalousie de mon futur, je recherchai plus que jamais la société de M. Gowan. Avait-on fait des façons pour exciter ma jalousie, à moi ? et tous les tourments devaient-ils donc être de mon côté ? Non. Qu’il apprenne aussi à les connaître ! J’étais enchantée de les lui faire connaître, enchantée de croire qu’il en souffrait cruellement ; c’était bien mon espérance. D’ailleurs, comme