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Je ne puis m’empêcher de dire qu’il avait beaucoup de goût pour moi ; autrement, je me garderais d’en parler. La vanité n’est pour rien dans cette déclaration, car sa passion me fatiguait. Il ne cherchait pas à la cacher. Il me faisait sentir, sans le vouloir dans ce monde opulent, qu’il m’avait achetée pour ma beauté et qu’il désirait en faire parade afin de montrer qu’il ne m’avait pas payée trop cher. Je m’aperçus que ses amis, à leur tour, m’examinaient sérieusement dans leur esprit pour découvrir ce que je pouvais au juste valoir. Je résolus de ne pas satisfaire leur curiosité. Lorsqu’il y avait du monde, je restais impassible et silencieuse ; je me serais laissé tuer plutôt que de faire étalage de mes mérites pour obtenir leur bonne opinion.

Il me dit que je ne me rendais pas justice. Je lui répondis qu’il se trompait, et que c’était justement parce que je me rendais justice que je ne voulais pas m’abaisser jusqu’à chercher à me rendre propice des gens dont je ne me souciais pas. Il parut affligé et désagréablement surpris, lorsque j’ajoutai que je le priais de ne pas afficher sa tendresse en public ; cependant il me promit de sacrifier à ma tranquillité même ces élans sincères de son affection.

Sous prétexte de m’obéir, il se mit à prendre sa revanche. Pendant des heures entières, il se tenait éloigné de moi, causant avec la première venue de préférence. Bien des fois je suis restée seule, sans que personne s’occupât de moi, pendant la moitié de la soirée, tandis qu’il s’entretenait avec sa jeune cousine, mon élève. Je voyais bien que tout le monde se disait qu’ils eussent fait ensemble un couple mieux assorti. Je restais isolée dans mon coin, devinant leurs pensées, sentant que la jeunesse de mon prétendu me rendait ridicule et ne pouvant me pardonner de l’aimer.

Car je l’ai aimé. Quelque indigne qu’il fût de mon amour, quelque peu sensible qu’il fût aux angoisses qu’il me causait et qui auraient dû me valoir de sa part une reconnaissance et un dévouement éternels… je l’ai aimé. J’étouffais ma colère lorsque mon élève vantait son cousin, feignant de croire que cela devait me faire plaisir, tandis qu’elle savait très-bien que, dans sa bouche, cet éloge devenait plutôt une insulte. J’endurais tout cela par amour pour lui. Oui : même à l’époque où, assise à l’écart, en sa présence, je me rappelais mes griefs et me demandais si je ne quitterais pas à l’instant cette maison pour ne plus le revoir, je l’aimais.

Sa tante (n’oubliez pas qu’elle était aussi ma maîtresse) ajoutait, avec préméditation et de parti pris, à mes tourments et à mes souffrances. Elle prenait plaisir à s’appesantir sur le train de vie que mon mari et moi nous devions mener aux Indes, et sur les gens haut placés que je recevrais lorsque son neveu serait monté en grade. Mon orgueil se révoltait contre cette façon éhontée de faire ressortir la différence qu’il y aurait entre mon nouveau genre de vie et la position dépendante que j’occupais alors. Cependant je parvins à cacher mon indignation ; mais je lui laissai entrevoir que je comprenais ses intentions, et je me vengeai en affectant beau-