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Le souvenir que ces paroles réveillaient en moi me fit sourire, et je lui répondis :

« Oui, c’est sans doute parce que j’ai un mauvais caractère.

— Je n’ai pas dit cela.

— C’est un moyen facile d’expliquer tout.

— En effet ; mais je ne l’ai pas dit. Le sujet que je voudrais aborder est tout autre. Mon mari et moi, nous en avons causé plusieurs fois en voyant avec chagrin que vous ne paraissiez pas à votre aise avec nous.

— À mon aise ? Oh ! vous êtes de si grands personnages, milady !

— Je suis désolée d’avoir employé une phrase qui prêtait apparemment à une interprétation toute contraire à ma pensée. » Elle n’avait pas prévu ma réponse et elle en était toute honteuse. « Je voulais seulement dire que vous ne paraissez pas heureuse avec nous… Le sujet est assez difficile à aborder ; mais entre jeunes femmes on peut… bref, nous craignons que vous ne vous laissiez dominer par une circonstance dont personne ne saurait vous rendre le moins du monde responsable. Dans ce cas, nous vous supplions de ne pas vous en faire un sujet de chagrin. Mon mari (tout le monde le sait) avait lui-même une sœur bien-aimée qui n’était pas sa sœur aux yeux de la loi, mais que tout le monde aimait et respectait néanmoins… »

Je devinai immédiatement que, si ces gens m’avaient acceptée pour gouvernante, c’était en souvenir de cette sœur défunte, pour triompher de moi et se targuer de la supériorité de leur naissance. Je compris également que c’était la connaissance que la nourrice avait de ce secret qui l’encourageait à me tourmenter comme elle le faisait. L’espèce de frayeur que j’inspirais aux deux enfants me disait assez qu’elles avaient une vague idée que je ne ressemblais pas à tout le monde. Je quittai cette maison le soir même.

Après une ou deux expériences de ce genre qui durèrent moins longtemps encore et dont il est inutile de parler ici, J’entrai dans une autre famille où je n’avais qu’une seule élève : une jeune fille de quinze ans, l’unique enfant de la maison. Les parents étaient assez âgés, riches et d’un rang élevé. Entre autres visiteurs, un neveu qu’ils avaient élevé fréquentait la maison. Il me fit la cour. Je le repoussai résolûment, car j’étais bien décidée, en entrant dans cette maison, à ne pas souffrir qu’on me montrât de la pitié ou de la condescendance. Mais il m’écrivit une lettre par suite de laquelle nous échangeâmes une promesse de mariage…

Il avait un an de moins que moi, et il paraissait plus jeune encore qu’il ne l’était en effet. Il arrivait en congé des Indes, où il occupait un emploi qui devait sous peu le mettre dans une très-belle position. Nous devions nous marier dans un délai de six mois et partir aussitôt pour Bombay. Il fut convenu qu’en attendant je continuerais à habiter avec la famille. Personne n’avait soulevé la moindre objection.