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marades fût de retour, je me brûlerais les yeux en me jetant dans le feu plutôt que d’être exposée à voir encore leurs perfides visages.

Je me trouvai ensuite avec de jeunes femmes, et je ne tardai pas à reconnaître qu’elles ne valaient guère mieux que les enfants. Belles paroles et faux semblants d’amitié ; mais j’eus bientôt pénétré cette surface polie et je vis qu’au fond elles ne cherchaient qu’à m’humilier : elles ne valaient pas mieux que mes premières camarades. Avant de les quitter, j’appris que je n’avais ni grand’mère, ni aucun autre parent avoué. Cette nouvelle fut un trait de lumière qui m’expliqua mon passé et mon avenir. Elle me dévoila une foule d’occasions nouvelles dans lesquelles les autres avaient feint de me traiter avec considération ou de me rendre service, pour mieux triompher de ma position.

Un homme d’affaires tenait pour moi une petite somme en fidéicommis. Je devais être gouvernante. Je devins donc gouvernante, et j’entrai dans la famille d’un gentilhomme assez pauvre ; il avait deux enfants… deux petites filles… que les parents désiraient faire élever par la même institutrice. La mère était jeune et jolie. Dès le commencement, elle fit exprès de me traiter avec beaucoup de délicatesse. Je cachai ma colère ; mais je reconnus bientôt que ce n’était de sa part qu’une manière de jouer à la bonne maîtresse, et de se savoir gré de sa douceur avec sa servante, quand elle aurait pu la traiter de toute autre façon, si ç’avait été sa fantaisie.

J’ai dit que je ne témoignai aucun ressentiment. En effet. Mais je lui montrai, en ne me prêtant pas à ce manège, que je le comprenais à merveille. Lorsqu’elle me pressait de prendre du vin, je ne buvais que de l’eau. Si l’on servait quelque primeur, elle ne manquait jamais de m’en envoyer ; mais je refusais toujours et je ne touchais qu’aux plats délaissés. Ces échecs répétés de son patronage insultant me vengeaient à mes yeux et ravivaient en moi le sentiment de mon indépendance.

J’aimais les deux enfants. Elles étaient timides, mais disposées, en somme, à s’attacher à moi. Par malheur, il y avait dans la maison une nourrice, femme aux joues roses et potelées, qui ne faisait que m’agacer en ayant toujours l’air d’être gaie et de bonne humeur ; elle avait soigné les deux enfants dès leur naissance et s’en était fait aimer déjà avant mon arrivée. Je crois que j’aurais pu me résigner à mon sort sans cette femme. Ses ruses habiles pour accaparer sans cesse l’affection des enfants à mon préjudice auraient trompé bien des gens à ma place ; mais j’y vis clair dès les premiers jours. Sous prétexte d’arranger mon appartement, de me servir ou de prendre soin de mes effets (ce qu’elle semblait faire avec beaucoup de complaisance et de fidélité), elle ne nous quittait jamais. La plus adroite de ses nombreuses ruses consistait à feindre de vouloir me concilier l’esprit de mes élèves. Elle leur faisait la leçon et les cajolait sans cesse afin de les rapprocher de moi.

« Venez voir votre bonne Mlle  Wade, venez voir votre chère