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à de pareils chagrins, j’aimerais mieux l’enlacer ainsi et plonger avec elle au fond d’une rivière, où je la tiendrais encore contre mon cœur lorsque nous serions mortes toutes les deux.

Enfin, le temps vint de rompre nos relations et de mettre un terme à mes souffrances. Il y avait dans la famille de mon amie une tante qui ne m’aimait pas. D’ailleurs, je ne crois pas qu’il y eût dans toute ma famille quelqu’un qui m’aimât ; mais je n’y tenais pas, je ne me souciais que de l’affection de ma camarade. La tante, qui était jeune, fixait souvent sur moi des yeux d’un air sérieux. C’était une femme insolente, qui se permettait de me regarder avec compassion. Le lendemain d’une des scènes dont j’ai parlé, je descendis avant le déjeuner dans une serre. Charlotte (c’était le nom de ma perfide amie) y était déjà descendue, et j’entendis sa tante qui lui parlait de moi. Je m’arrêtai, cachée derrière les arbres, et j’écoutai.

La tante disait :

« Charlotte, Mlle  Wade vous fait mourir à petit feu, et il faut que cela finisse. »

Je répète textuellement ses paroles.

« Eh bien ! savez-vous ce que répondit Charlotte ? Vous croyez peut-être qu’elle eut la franchise de dire : « C’est moi, au contraire, qui fais mourir mon amie à petit feu, c’est moi qui la tiens sur la roue, c’est moi qui suis son bourreau ; ce qui ne l’empêche pas de me répéter chaque soir qu’elle m’aime tendrement, malgré tout ce que je lui fais souffrir. »

Non, sa première réponse confirma tout de suite l’opinion que j’avais d’elle, et donna raison à mon expérience. Elle commença par sangloter et pleurer (afin de s’assurer la sympathie de sa tante) et répondit :

« Ma chère tante, miss Wade a un mauvais caractère à la pension. Il y en a bien d’autres que moi qui font tout leur possible pour la changer, nous l’essayons toutes. »

Sur ce, la tante la caressa, comme si Charlotte, au lieu de dire un mensonge méprisable, avait exprimé un sentiment très-noble, et continua cette infâme comédie en répliquant :

« Mais il y a des limites à tout, ma chère enfant, et je vois que cette pauvre et misérable fille vous cause, en pure perte, plus de chagrin que n’en peut justifier l’effort le plus louable. »

Vous comprenez que la pauvre et misérable fille sortit de sa cachette et leur dit :

« Renvoyez-moi à la maison. »

Je ne dis pas un mot de plus à l’une ou à l’autre, ni à aucun membre de la famille, si ce n’est :

« Renvoyez-moi à la maison, ou j’y retournerai à pied, dussé-je marcher nuit et jour ! »

Lorsque j’arrivai chez moi, je dis à ma grand’mère supposée, que, si on ne me mettait pas ailleurs pour terminer mon éducation avant que cette fille revînt, avant même qu’aucune de ses ca-