Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/213

Cette page a été validée par deux contributeurs.

autrefois joui d’une certaine corpulence et possédé de vives couleurs, distille des larmes mélancoliques à la suite des derniers soufflets qu’il vient de recevoir des vagues. Les longues rangées d’affreuses solives noircies, humides, gluantes, endommagées par le mauvais temps, ornées de funèbres guirlandes d’herbes marines dont la marée les a entourées, pourraient passer pour quelque mystérieux cimetière maritime. Dans ce paysage sans cesse battu par les flots et par le vent, tout semble si humble et si mesquin, en face de ce vaste ciel gris, au bruit de la mer et de la brise, devant la ligne écumeuse des vagues qui attaquent la côte avec tant de fureur, qu’on s’étonne qu’il reste encore quelque chose de Calais, et que ses méchantes portes, ses méchantes murailles, ses méchants toits, ses méchants fossés, ses môles chétifs, ses remparts ignobles et ses rues plates, n’aient pas disparu depuis longtemps sous les attaques répétées de la mer envahissante, comme les fortifications que les enfants de la ville élèvent sur le sable de la plage.

Après avoir patiné sur des planches et des solives glissantes, gravi des marches humides et vaincu beaucoup de difficultés maritimes, les voyageurs commencent leur pérégrination peu confortable le long de la jetée de bois, où tous les vagabonds français et tous les réfugiés anglais de la ville (c’est-à-dire une bonne moitié de la population de Calais) se sont rassemblés pour empêcher ses malheureux de se remettre de leur émotion. Après avoir soutenu l’examen minutieux des badauds anglais, après s’être vus saisis, abandonnés, repris successivement par tous les garçons d’hôtel français, dans une escarmouche à brûle-pourpoint, qui dure pendant un trajet d’environ trois quarts de mille, les nouveaux débarqués se trouvent enfin libres de pénétrer dans la ville et de s’enfuir chacun chez eux, vivement poursuivis.

Clennam, en proie à plus d’une inquiétude, faisait partie de cette troupe infortunée. Après avoir arraché les plus faibles de ses compatriotes à des situations précaires, il poursuivit seul son chemin ; ou du moins aussi seul qu’on peut l’être quand on a à ses trousses, environ à dix pas de distance, un gentleman indigène, protégé d’une cuirasse de graisse et coiffé d’une casquette de la même étoffe, qui vous crie sans relâche, sous prétexte de parler anglais :

« Hi ! Aïe say ! You ! Sire ! Aïe say ! Nice otle[1] ! »

Mais Clennam réussit enfin à distancer ce personnage hospitalier et à poursuivre sa route sans encombre. La ville avait un aspect tranquille après le tapage de la côte et de la jetée ; et si elle paraissait un peu triste, cette comparaison récente ne faisait pas regretter qu’elle fût plus animée. Il rencontra de nouveaux groupes de ses compatriotes, tous avec l’air assez râpé. On aurait dit de ces plantes éphémères qui avaient passé fleur, et qui n’avaient plus gardé que leur tige sèche et déchue. À les voir circuler dans le cercle limité

  1. Hé ! dites donc ! Vous ! Monsieur ! Dites donc ! Bon hôtel ! (Anglais corrompu.)