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mandait avec tant d’inquiétude à voir Bob, qu’il leur fallut inventer une histoire et raconter comme quoi Bob… (il y avait de longues années qu’il était mort, ce pauvre Bob, le plus doux des guichetiers) avait attrapé un rhume, mais qu’il espérait être debout le lendemain, ou le surlendemain, ou dans trois jours au plus tard.

Le vieillard était devenu si faible, qu’il ne pouvait plus lever la main ; mais il n’en continua pas moins de protéger son frère comme par le passé, et il lui disait d’un ton affable, cinquante fois par jour, en le voyant debout à son chevet :

« Mon bon Frédéric, assieds-toi. Tu es beaucoup trop faible pour rester si longtemps debout. »

On essaya de lui amener Mme Général ; mais il ne la reconnut pas le moins du monde. Au contraire, il lui vint dans l’esprit un soupçon injurieux : il accusa cette dame distinguée de vouloir supplanter Mme Baugham et de se livrer à la boisson. Il lui adressa à cet égard des reproches si peu mesurés dans les termes et insista tellement pour qu’Amy allât prier le directeur de la mettre à la porte, que la veuve de l’intendant militaire ne reparut plus jamais après ce premier échec.

Sauf qu’il demanda une seule fois : « Tip est-il libre ? » le souvenir de ses deux autres enfants sembla s’effacer de sa mémoire. Mais celle qui avait tant fait pour lui et qu’il en avait si mal récompensée plus tard, resta toujours présente à sa mémoire. Non pas pour la ménager, pour chercher à lui épargner les veilles ou les fatigues ; il ne s’en inquiétait pas plus qu’autrefois. Non ; il l’aimait toujours à sa manière. Ils se trouvaient de nouveau dans la vieille prison de la Maréchaussée ; sa fille restait là pour le soigner ; il avait sans cesse besoin d’elle et ne pouvait se retourner sans son aide. Il alla même parfois jusqu’à lui dire qu’il ne regrettait pas tout ce qu’il avait souffert pour elle. Quant à la petite Dorrit, elle se penchait sur le lit, son visage paisible appuyé contre celui de son père, et elle aurait donné sa vie pour sauver les jours du pauvre malade.

Lorsqu’il eut continué pendant deux ou trois jours à s’affaiblir sans souffrance, elle remarqua qu’il était agacé par le tic tac de sa montre, une montre fastueuse qui semblait croire dans son orgueil qu’après le temps c’était elle qui réglait tout ici-bas. Elle la laissa s’arrêter mais cela ne suffit pas pour calmer l’inquiétude du vieillard, ce n’était pas là ce qu’il voulait. Enfin il trouva la force d’expliquer qu’il désirait obtenir de l’argent en mettant sa montre en gage. Il fut enchanté lorsque la petite Dorrit fit semblant de l’emporter dans ce but et parut prendre avec plus de plaisir qu’auparavant quelques gorgées de vin et quelques cuillerées de gelée.

La preuve que c’était bien là ce qu’il voulait, c’est que, le lendemain ou le surlendemain, il confia dans le même but à sa fille ses boutons de manche et ses bagues. Il éprouvait une merveilleuse satisfaction à la charger de ces commissions, et semblait croire qu’il prenait là des mesures pleines de sagesse et de prévoyance. Lorsqu’il eut disposé de ses bijoux, ou du moins de ceux qui