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toi et pauvre moi, reprit l’aînée d’un ton un peu aigre. Tu as raison ! Et puis, ma chérie, nous n’avons pas de mère et nous avons une Mme  Général. Et tu sais le proverbe : « Chat ganté n’attrape pas de souris. » Eh bien, ma chère, tu verras que ses gants ne l’empêcheront pas d’attraper celle qu’elle guette. Cette femme, j’en suis sûre et certaine, sera notre belle-mère.

— Je ne puis croire, Fanny… »

Fanny interrompit sa sœur.

« Voyons, ne va pas te mettre à me contredire, Amy, dit-elle : j’en sais là-dessus plus long que toi. Sentant qu’elle avait encore montré un peu d’aigreur, elle se remit à tamponner le front de sa sœur et à souffler dessus. Pour résumer la question, ma chère, je me demande (tu sais que je suis fière et vive, ma chère Amy, trop fière et trop vive, peut-être). Je me demande si je ne dois pas prendre sur moi le soin de maintenir la dignité de la famille.

— Comment cela ? demanda la petite Dorrit avec inquiétude.

— Je ne saurais, continua Fanny sans répondre à cette question, souffrir que Mme  Général fasse la belle-mère avec moi ; je ne souffrirai pas non plus que Mme  Merdle me tourmente ou me patronne en aucune façon. »

La petite Dorrit posa sa main sur la main qui tenait le flacon d’eau de senteur, d’un air plus inquiet encore qu’auparavant. Fanny, qui avait l’air de vouloir punir son propre front à force de le tamponner avec violence, continua d’un ton agité :

« On ne peut nier qu’Edmond ne soit, d’une façon ou d’une autre (le moyen ne fait rien à l’affaire), arrivé à une très-bonne position. Qu’il soit d’un rang distingué, c’est ce que personne ne peut mettre en doute. Quant à la question de savoir s’il a plus ou moins d’esprit, j’ai dans l’idée qu’un mari spirituel ne me conviendrait pas beaucoup. Je ne sais pas me soumettre. Je ne pourrais jamais me plier à la supériorité d’un autre.

— Oh ! ma chère Fanny ! s’écria d’un ton de remontrance la petite Dorrit, qui avait éprouvé un sentiment de terreur à mesure qu’elle comprenait ce que voulait dire sa sœur, si tu aimais quelqu’un, tu cesserais d’être toi-même, tu t’oublierais pour te dévouer à lui. Si tu aimais, Fanny… »

Fanny avait cessé de se tamponner le front et regardait fixement sa sœur.

« Oh ! vraiment ! fit-elle, vraiment ! Tiens, tiens ! comme certaines personnes deviennent savantes et éloquentes lorsqu’il s’agit de certaines questions ! On dit que tout le monde a un sujet de prédilection, et il me semble que je suis tombé par hasard sur le tien, Amy… Là, là ! mon enfant, je ne faisais que plaisanter (tamponnant le front d’Amy) ; mais surtout, ma petite chatte, ne sois pas assez sotte pour aller faire des phrases et du sentiment sur des impossibilités indignes de nous. Là ! à présent, reviens à ce qui me regarde personnellement.

— Chère Fanny, laisse-moi d’abord te dire que j’aimerais mieux