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de souvenirs que j’amasse, j’en ai presque le vertige. Mais vous pourriez vous-même m’en dire beaucoup plus que je n’en sais là-dessus : pourquoi donc vous fatiguerais-je de mon bavardage descriptif ?

« Cher monsieur Clennam, puisque j’ai déjà eu le courage de vous raconter les difficultés familières qui ont embarrassé mon esprit en voyage, je ne veux pas être plus timide aujourd’hui. Eh bien ! voici une de mes pensées les plus fréquentes : — quelque vieilles que soient ces cités, leur antiquité n’est pas ce qu’elles ont de plus curieux à mes yeux : ce qui m’étonne le plus, c’est l’idée qu’elles étaient là, à leur place pendant tous ces longs jours de ma vie où leur existence, à deux ou trois exceptions près, m’était inconnue, et où je ne connaissais d’ailleurs presque rien en dehors des sombres murs que vous savez. Il y a dans cette pensée quelque chose qui me rend triste, je ne sais pourquoi. Lorsque nous sommes allés voir la fameuse tour penchée de Pise, le soleil brillait dans un ciel bleu ; la tour et les bâtiments voisins paraissaient si vieux, tandis que la terre et le ciel semblaient si jeunes, les ombres si douces et si calmes ! La première réflexion qui m’est venue à l’esprit n’était pas pour me dire que c’était là un spectacle bien beau et bien curieux ; non, je me mis à rêver : « Oh ! combien de fois, lorsque l’ombre d’un triste mur obscurcissait notre chambre, et qu’on entendait dans la cour ce bruit monotone des mêmes pas allant et venant sans cesse, la scène que voilà a-t-elle été aussi tranquille et aussi belle qu’aujourd’hui ! » Cela m’a émue. Mon cœur était si plein, que les larmes me jaillirent des yeux, bien que je fisse tous mes efforts pour les retenir, et j’éprouve ce sentiment-là bien souvent.

« Savez-vous que depuis notre changement de fortune, qui lui-même me semble toujours un rêve, je rêve toujours que je suis encore très-jeune ? Vous répondrez à cela que je ne suis pas encore bien vieille. Non, mais ce n’est pas là ce que je veux dire. Lorsque je me revois en songe, j’ai l’âge que j’avais lorsqu’on m’a appris à coudre. J’ai souvent rêvé que j’étais encore là-bas ; j’ai revu dans la cour des visages assez peu familiers et que je m’étonnais de n’avoir pas oubliés ; mais une fois sur deux, depuis que je suis à l’étranger… en Suisse, en France ou en Italie, partout où nous avons voyagé… je me suis toujours retrouvée petite fille. J’ai rêvé que j’étais chez Mme  Général avec les premiers vêtements rapiécés que je me rappelle avoir portés. Mainte et mainte fois j’ai rêvé que je me mettais à table à Venise, lorsque nous avions beaucoup de monde à dîner, avec la vieille robe de deuil que j’ai portée à l’âge de huit ans pour ma pauvre mère et que j’ai dû garder longtemps encore après qu’elle était tout usée et qu’il n’y avait plus moyen de la raccommoder. Je ne puis vous dire quel malaise j’éprouvais en songeant que nos convives allaient trouver que mon costume s’accordait bien peu avec la richesse de mon père et que j’allais déshonorer papa, Fanny et Édouard, et leur déplaire en dévoilant à tous les yeux ce qu’ils tiennent tant à cacher. Mais à force d’y penser je n’en de-