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— Vous n’en serez pas réduit là, pour peu que vous ne regardiez pas à payer un lit. Si vous n’y regardez pas, on vous en donnera un sur une des tables du café, vu les circonstances. Si cela vous va, venez avec moi, je vous présenterai. »

Comme ils traversaient la cour, Arthur leva les yeux vers la croisée de la chambre qu’il venait de quitter ; il y vit briller encore une lumière.

« Oui monsieur, dit Tip suivant la direction que prenait le regard de M. Clennam ; c’est la chambre du gouverneur. Amy va passer encore une heure avec lui pour lui lire le journal d’hier, ou quelque chose comme ça ; puis elle sortira comme une petite fée et disparaîtra sans bruit.

— Je ne vous comprends pas.

— Le gouverneur (c’est l’auteur de mes jours) couche dans cette chambre, et Amy a un logement chez le guichetier : la première maison en entrant, ajouta Tip désignant la porte sous laquelle sa sœur s’était retirée ; premier étage en descendant du ciel. Elle aurait à moitié pris un logement qui vaudrait le double de celui-là, si elle voulait demeurer en ville ; mais elle ne veut pas abandonner le gouverneur. Pauvre chère fille ! elle le soigne nuit et jour. »

Cet entretien les amena devant l’espèce de taverne située à l’autre extrémité de la prison ; les détenus venaient d’en déserter la salle, rendez-vous ordinaire de leur club nocturne. L’appartement du rez-de-chaussée, où il se tenait, était ce même café dont nous avons déjà parlé ; le fauteuil officiel du président, les pots d’étain, les verres, les pipes, les cendres de tabac, et le parfum général des membres de cette association de bons vivants, s’y trouvaient encore tels que les avait laissés le club en se dispersant. Le café possédait deux des trois qualités qui passent pour être essentielles à un grog destiné aux dames, car la salle était chaude et forte (mais forte comme l’haleine d’un ivrogne). Quant à la troisième qualité requise, l’abondance, il faut avouer qu’elle manquait, l’estaminet en question étant fort petit.[1]

Un visiteur inexpérimenté, qui serait venu par hasard du dehors, devait naturellement prendre pour des détenus tous les habitants de l’endroit, cafetier, sommelier, servante, garçon : rien n’annonçait qu’ils fussent libres, rien ne prouvait le contraire, si ce n’est qu’ils avaient tous un air râpé. Le patron d’un commerce d’épicerie, dont le comptoir se trouvait dans un salon donnant sur la cour principale, et qui prenait en pension des gentlemen insolvables, aida à faire le lit. Il avait été tailleur dans son temps, et avait roulé en tilbury, à ce qu’il disait. Il se vantait de défendre, en avocat officieux, les intérêts de la communauté ; et il avait une idée indéfinie et indéfinissable que le gouverneur de la prison interceptait une rente qui revenait de droit aux détenus. Il aimait à entretenir cette


  1. Allusion à une recette laconique pour la fabrication du grog : « Hot, strong, and plenty of it. (Chaud, fort, et beaucoup.) » (Note du traducteur.)