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à se montrer sous un nouveau jour. Plus il était paternel envers les prisonniers, plus il se trouvait réduit à compter sur les contributions volontaires de sa changeante famille, et plus il tenait à se poser en gentilhomme ruiné. Avec la même main qui, une demi-heure auparavant, avait empoché l’écu de trois francs dont on lui avait fait hommage, il essuyait les larmes qui inondaient ses joues, dès qu’on disait devant lui que ses filles étaient obligées de gagner leur pain. L’enfant de la prison, en sus de ses autres soucis journaliers, eut donc celui d’entretenir la fiction élégante qu’ils vivaient tous en mendiants comme il faut.

La sœur aînée se fit danseuse. Il existait dans la famille un oncle ruiné… ruiné par son frère, le Père de la Maréchaussée, et ne sachant pas plus que ce dernier ni comment ni pourquoi, mais acceptant le fait comme une nécessité : c’est lui qui dut devenir le protecteur de sa nièce. Homme d’une nature simple et timide, il n’avait pas paru affecté de la perte de sa fortune, lorsque cette calamité l’avait frappé. Seulement il renonça à se laver le jour où il apprit la triste nouvelle, et commença, par cette économie, la suppression de tout luxe dans son régime. Au temps de ses beaux jours, il avait fait d’assez mauvaise musique d’amateur, et, lorsqu’il fit faillite avec son frère, il s’avisa de jouer, pour vivre, du cornet à piston dans l’orchestre d’un petit théâtre. Sa nièce y devint une des danseuses de la localité qui le comptait déjà lui-même parmi ses ornements, longtemps avant qu’elle vînt y prendre l’humble rang qu’elle y occupait ; et il avait accepté la tâche de lui servir d’escorte et de cavalier, absolument comme il aurait accepté une maladie, un héritage, un festin, la faim, en un mot comme il aurait accepté toute chose… hormis le savon dont il ne voulait toujours pas entendre parler.

Pour obtenir à la sœur aînée la permission de gagner ses très modestes appointements hebdomadaires, l’enfant de la Maréchaussée fut obligée de manœuvrer avec adresse auprès du Père : il fallut la croix et la bannière.

« Fanny ne va plus demeurer avec nous pour le moment, père. Elle passera ici une bonne partie de ses journées, mais elle demeurera en ville avec notre oncle.

— Tu m’étonnes ! Et pourquoi ce changement ?

— Je crois que notre oncle a besoin de quelqu’un pour lui tenir compagnie. Il a besoin qu’on le soigne et qu’on s’occupe de lui.

— Besoin de compagnie ? Mais il passe presque tout son temps ici, où tu le soignes et t’occupes de lui, beaucoup plus que ne le fera jamais ta sœur. Vous êtes toujours sorties, l’une et l’autre, toujours dehors. »

Ceci n’était pas dit sévèrement ; c’était seulement pour entretenir la fiction qu’il n’avait pas la moindre idée qu’Amy elle-même allât travailler en journée.

« Mais nous sommes toujours enchantées de revenir, père ; voyons, n’est-ce pas ? Et quant à Fanny, outre qu’elle soignera