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Une jeune fille accourut tout effrayée.

« Envoyez-moi Jérémie ! »

L’instant d’après, la jeune fille s’était retirée et le vieillard se tenait debout sur le seuil.

« Quoi ! vous vous accordez déjà ensemble comme l’enclume et le marteau ? dit-il en se caressant tranquillement le visage. Je me doutais que vous en viendriez là ; j’en étais à peu près sûr.

— Jérémie ! s’écria la mère, voyez mon fils, voyez-le !

— Eh bien ! je l’ai regardé, » répliqua Jérémie.

Mme Clennam allongea le bras qui lui avait servi de bouclier, et continua en désignant ainsi l’objet de sa colère :

« À peine y a-t-il quelques heures qu’il est de retour, à peine la chaussure qu’il porte a-t-elle eu le temps de sécher, qu’il vient calomnier la mémoire de son père en présence de sa mère ! Il prie sa mère de s’associer à lui pour espionner la vie passée de feu son père ! Il craint que les biens de ce monde, que nous avons péniblement amassés en travaillant du matin au soir, en nous fatiguant, en nous épuisant et nous privant de tout ; il craint que ces biens ne soient qu’un butin mal acquis, et il demande à qui il faut les céder à titre de réparation et de restitution ! »

Bien que sa colère fût devenue de la fureur, elle parlait d’une voix contenue, moins élevée même que d’habitude. On ne pouvait pas s’exprimer non plus d’une manière plus distincte.

« Réparation ! reprit-elle, oui vraiment ! Il peut parler de réparation, celui qui vient de voyager et de s’amuser dans je ne sais quels pays étrangers, et de mener une vie de vanité et de plaisir. Mais qu’il me regarde, moi, qu’il trouve emprisonnée et enchaînée ici. J’endure tout cela sans me plaindre, parce qu’il a plu au Seigneur de m’imposer cette existence en réparation de mes péchés. Réparation ! Croit-on qu’il n’y en a eu aucune dans cette chambre ? Croit-on qu’il n’y en ait pas eu à rester ici pendant ces quinze dernières années ? »

C’est ainsi qu’elle balançait toujours ses comptes avec la majesté du ciel, inscrivant dans le grand-livre tous les articles payés à son crédit, établissant rigoureusement son solde et réclamant son dû. En cela, elle faisait comme tant d’autres, si ce n’est qu’elle y mettait peut-être plus de vivacité et d’énergie. Des milliers de milliers d’individus ne font pas autre chose tous les jours de leur vie, chacun à sa manière.

« Jérémie, donne-moi ce livre. »

Le vieillard prit un livre sur la table et le donna à sa maîtresse. Celle-ci posa deux doigts entre les pages du volume, le referma, puis étendit le bras vers son fils d’un air menaçant.

« Au temps jadis, Arthur, au temps dont parle ce divin Commentaire, il a existé des hommes pieux, aimés du Seigneur, qui auraient maudit leur fils pour moins que ceci ; qui auraient chassé leur fils, exterminé des nations entières, si ces nations avaient osé soutenir l’enfant maudit ; et toute leur race, proscrite de Dieu et des hommes