Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/55

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vous et à voix basse, doit vous paraître cruelle et dénaturée. Mais cette pensée me poursuit sans cesse : ni le temps ni les voyages (j’ai essayé ces deux remèdes avant de rompre le silence) ne peuvent rien pour l’effacer. Rappelez-vous bien que j’étais auprès de mon père ; rappelez-vous bien que j’ai vu l’expression de son visage lorsqu’il m’a confié la montre en s’efforçant de me faire entendre qu’il fallait vous l’envoyer comme un gage que vous comprendriez ; rappelez-vous bien que je l’ai vu, à son dernier moment, tenant un crayon à la main, essayant de tracer un mot que vous deviez lire, mais auquel il ne put donner aucune forme intelligible. Plus le cruel soupçon qui me tourmente est vague et mystérieux, plus les circonstances qui pourraient contribuer à le justifier lui donnent de force. Au nom du ciel ! examinons avec un soin religieux s’il n’a pas été commis quelque injustice qu’il est de notre devoir de réparer. Personne que vous, mère, ne peut m’aider à remplir ce devoir. »

Reculant toujours dans le fauteuil de façon à le faire rétrograder par petites saccades, elle semblait se retirer devant lui comme un fantôme irrité, étendant entre elle et lui son bras gauche ployé au coude, le dos de la main tourné vers son propre visage, et regardant son fils dans une muette immobilité.

« À force de saisir l’argent d’une main avide et de conclure des marchés avantageux (j’ai commencé, et il faut bien, maintenant, que je parle de ces choses-là, mère), on peut avoir gravement trompé, lésé, ruiné quelqu’un. Avant que je vinsse au monde, vous étiez déjà la cheville ouvrière de nos affaires ; depuis plus de quarante ans, votre esprit, plus ferme, a influencé toutes les transactions de mon père ; je crois que vous pourriez dissiper tous mes doutes en m’aidant franchement à découvrir la vérité. Voulez-vous, mère ? »

Il se tut, dans l’espoir que sa mère allait lui répondre ; mais les lèvres comprimées de Mme Clennam restèrent aussi immobiles que les deux bandeaux de sa chevelure grise.

« S’il est une réparation, s’il est une restitution que nous puissions faire, sachons-le, et faisons-la ; ou plutôt, mère, si mes moyens me le permettent, laissez-moi la faire. J’ai reconnu que l’argent est si peu capable de donner le bonheur ; l’argent, à ma connaissance, a apporté si peu de calme dans cette maison ; il en a donné si peu à ceux qui l’habitent, qu’il a moins de valeur pour moi que pour tout autre. Il ne saurait rien me procurer qui ne devienne pour moi une source de reproche et de misère, si je me sens poursuivi par le soupçon qu’il a assombri par un remords les dernières heures de mon père, et qu’il ne m’appartient pas honnêtement et loyalement. »

Un cordon de sonnette pendait le long d’une des boiseries du mur, à deux ou trois pieds du secrétaire. Par un rapide et soudain mouvement de son pied, elle fit brusquement rouler son fauteuil en arrière et sonna avec une violence extrême, tenant toujours son bras gauche en guise de bouclier, comme si son fils eût menacé de la frapper et qu’elle cherchât à parer le coup.