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Il fit un signe de tête affirmatif, pour contenter la vieille.

« Alors, jouez serré avec eux ! Elle est terriblement maligne, elle, et il faut quelqu’un de bien malin pour oser lui dire un mot. Lui aussi, il est fièrement malin ; oui, il est malin !… et il arrange madame, allez ! quand l’envie lui en prend.

— Votre mari ose ?…

— Ose ! ça me fait trembler des pieds à la tête de l’entendre arranger madame comme il le fait. Mon mari, Jérémie Flintwinch, sait dompter jusqu’à votre mère. Vous voyez s’il faut qu’il soit malin. »

Le pas traînant du vieux Jérémie, s’avançant vers la salle à manger, la fit reculer à l’autre bout de la chambre. Bien que Mme Jérémie fût une grande femme aux traits durs et à la charpente vigoureuse, qui, dans sa jeunesse, aurait pu s’engager dans un régiment de la garde sans trop craindre d’être reconnue, elle parut s’affaisser sur elle-même à l’approche du petit vieillard aux yeux perçants, à la dégaine d’écrevisse.

« Ah çà, Affery, dit celui-ci à sa femme, à quoi penses-tu ? Est-ce que tu ne peux pas trouver pour M. Arthur quelque chose à grignoter ? »

M. Arthur répéta le refus qu’il avait déjà fait de grignoter quoi que ce fût.

« Très-bien alors, reprit le vieillard ; va faire son lit, dans ce cas. Remue-toi. »

Le cou de Jérémie était tellement de travers que les bouts du nœud de sa cravate pendillaient ordinairement sous une de ses oreilles ; son aigreur et son énergie naturelles, toujours en lutte avec les efforts continuels qu’il faisait pour les comprimer, donnaient à ses traits une boursouflure bouffie ; en somme, il avait l’air d’un homme qui se serait pendu un beau jour, mais qui aurait continué à vaquer à ses affaires, gardant toujours au cou la corde qu’un voisin obligeant serait venu couper à temps.

« Vous allez avoir demain maille à partir avec votre mère, dit Jérémie. Elle se doute qu’à la mort de votre père (nous avons pourtant voulu vous laisser le plaisir de lui dire vous-même la chose) vous avez renoncé aux affaires. Ça n’ira pas tout seul.

— J’avais renoncé à tout pour les affaires ; il est bien temps maintenant que je renonce aux affaires à leur tour.

— Très-bien ! s’écria Jérémie, qui voulait évidemment dire : très-mal. Très-bien ! seulement, ne comptez pas, Arthur, que je vais servir de plastron entre votre mère et vous, comme j’ai servi de plastron entre elle et votre père ; parent par-ci, parent par-là, toujours entre l’enclume et le marteau. Je ne veux plus de ça.

— Ce n’est pas moi qui vous prierai jamais de reprendre ces fonctions, Jérémie.

— Tant mieux, car je me serais vu obligé de refuser, si on m’en avait prié. En voilà assez, comme dit votre mère, et plus qu’assez sur un pareil sujet, le jour du Seigneur. Affery, femme, n’as-tu pas encore trouvé ce qu’il te faut ? »