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mariage, qu’elle seule faisait en cela une concession, mais qu’il existait maintenant une unanimité magnanime : et cette fiction semblait planer sur toute l’affaire, bien que personne n’exprimât ouvertement une pareille opinion. Et puis les Mollusques sentaient que, pour leur part, ils n’auraient plus rien de commun avec les Meagles, dès que ce repas qu’ils daignaient honorer de leur patronage serait terminé ; les Meagles, de leur part, savaient aussi à quoi s’en tenir à ce sujet. Et puis Gowan, usant de ses droits d’homme désappointé, qui avait une vieille rancune contre la famille Mollusque et qui, peut-être, avait permis à sa mère de les inviter avec la bienveillante intention de leur causer du dépit et de la honte, étala devant eux sa palette et sa pauvreté, leur disant qu’il espérait un jour assurer un morceau de pain et de fromage à sa femme, et qu’il priait ceux d’entre eux qui (plus heureux que lui) parviendraient à se bien caser et se trouveraient à même d’acheter un tableau, de ne pas oublier le pauvre artiste. Et puis Lord Decimus qui, sur son piédestal parlementaire, était une vraie merveille oratoire, se trouva transformé, chez M. Meagles, en un bavard insipide, adressant un toast aux mariés dans une série de platitudes qui auraient fait dresser les cheveux sur la tête de son disciple le plus fanatique ; s’engageant, à l’étourdie, comme un éléphant imbécile, dans des labyrinthes de phrases qu’il avait prises pour une grande route et qui n’aboutissaient qu’à un cul-de-sac. Et puis, M. Tenace Mollusque ne put s’empêcher de faire la remarque qu’il voyait à la même table que lui une personne qu’il aurait empêchée, plus que toute chose au monde, de poser avec calme devant sir Thomas Lawrence, lorsqu’il avait fait faire son portrait par cet artiste ; tandis que Mollusque jeune annonça, d’un ton indigné, à deux stupides jeunes gentlemen de ses parents, qu’il y avait là un individu, dites donc, qui était venu à notre bureau sans lettres d’audience, disant qu’il voulait savoir quelque chose, vous savez ; et, dites donc, si cet individu allait éclater de nouveau, au beau milieu du déjeuner, comme l’idée pouvait bien lui en venir, vous savez (ces démagogues sont si mal élevés : ils sont capables de tout vous savez), et s’écrier qu’il voulait savoir quelque chose à l’instant même, dites donc, ce serait quelque chose d’amusant n’est-ce pas.

La partie la moins ennuyeuse de l’affaire fut celle qui causa le plus de peine à Clennam. Lorsque enfin, M. et Mme Meagles se jetèrent au cou de Chérie dans le petit salon où se trouvaient les deux portraits (et d’où les invités étaient exclus) avant de l’accompagner jusqu’à ce seuil qu’elle ne devait plus repasser pour être la Chérie et la joie d’autrefois, rien de plus naturel et de plus simple que la mariée et ses parents. Gowan lui-même fut ému et lorsque M. Meagles s’écria : « Ô Gowan, ayez bien soin d’elle, ayez bien soin d’elle ! » il répondit avec chaleur : « Ne vous affligez pas ainsi, monsieur. Par le ciel, vous pouvez y compter. »

Après les derniers sanglots et les dernières paroles de tendresse,