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— Pour imiter mes chers confrères. Pour soutenir la vieille gageure que chacun de nous soutient à son tour. Pour parler de travaux assidus, d’étude, de patience, de dévouement à son art, pour faire semblant d’y consacrer bien des journées solitaires, de renoncer à une foule de plaisirs à cause de son art, de ne vivre que pour son art et ainsi de suite… en un mot de repasser à mon voisin de la crème fouettée comme le font tous mes excellents camarades en peinture.

— Mais il est bien, ce me semble, que chacun, en effet, respecte sa vocation et se croie obligé de la défendre, de réclamer pour elle le respect auquel elle a droit. Qu’en dites-vous, Gowan ? et la vôtre n’exige-t-elle pas réellement ces études et cette patience dont vous parlez ? J’avoue que je ne connais pas d’art qui n’exige au moins cela.

— Quel bon enfant vous faites, Clennam ! s’écria l’autre s’arrêtant pour regarder son compagnon, comme quelqu’un qui ne peut cacher son admiration. Quel brave garçon ! Vous n’avez jamais été désappointé, vous, c’est facile à voir. »

Si cette remarque eût été faite avec intention, elle eût été si cruelle qu’Arthur aima mieux croire qu’elle avait été faite au hasard. Gowan, sans s’interrompre, posa la main sur l’épaule de son compagnon, ajoutant d’un ton léger :

« Clennam, c’est à regret que je viens détruire vos généreuses illusions, car je donnerais beaucoup d’argent (si j’en avais) pour vivre dans ce brouillard couleur de roses. Mais la franchise avant tout ! Je fais un tableau, c’est pour le vendre. Lorsque mes chers confrères font des tableaux, c’est pour les vendre. Si nous ne comptions pas les vendre au plus offrant, nous n’en ferions pas. On a de l’ouvrage, on le fait : ce n’est pas plus difficile que ça. Tout le reste n’est que jonglerie toute pure. Vous voyez l’avantage ou le désavantage qu’il y a d’avoir affaire à un homme désappointé : il vous dit la vérité. »

Que ce fût la vérité ou pas, ces paroles n’en firent pas moins une vive impression sur Clennam. Elles s’enracinèrent tellement dans son esprit qu’il commença à croire que Henri Gowan serait toujours pour lui une source d’inquiétudes, et que, sous ce rapport, il n’avait rien gagné à vaincre les inconséquences, les soucis et les contradictions de… Personne. Il s’aperçut que la lutte intime n’était pas encore terminée ; car la promesse qu’il avait faite de ne présenter Gowan au père de Chérie que sous un jour favorable, était tenue en échec par l’insistance de M. Henri Gowan à se montrer sous un jour défavorable. Arthur avait beau se dire qu’il ne recherchait nullement ces découvertes des mauvais côtés de son ex-rival et qu’au contraire il eût volontiers évité de les voir, il craignait toujours, dans sa loyale nature, d’avoir conservé des préjugés qui défiguraient Henri Gowan à ses yeux. Car il ne pouvait oublier le passé ; et il savait bien que, s’il avait éprouvé tout d’abord de l’antipathie pour Gowan, c’était tout bonnement parce que ce dernier lui avait coupé l’herbe sous le pied.