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M. Naudy avait bien mangé et avait bu son demi-verre de porter, de dire : « Chantez-nous quelque chose, Père. » Alors Père leur chantait les beautés de Chloé ; et, s’il était un peu en train, il leur donnait ensuite les charmes de Phyllis (depuis qu’il avait pris sa retraite, il n’avait pas encore eu le courage d’aborder Corydon), et Mme Plornish déclarait, en s’essuyant les yeux dans le coin de son tablier, qu’il n’y avait pas au monde un chanteur capable de rivaliser avec Père.

Si M. Naudy, au lieu d’arriver du Workhouse, fût venu tout droit de la Cour ; ou même si c’eût été quelque noble Réfrigérateur revenu triomphalement d’une cour étrangère, afin d’être présenté à la reine et de se voir promu à l’occasion de sa dernière bévue diplomatique, Mme Plornish n’aurait pas éprouvé plus d’orgueil qu’elle n’en éprouvait à promener son père dans la cour du Cœur Saignant.

« Voilà mon père disait-elle en le présentant à un voisin. Père ne tardera pas à revenir demeurer avec nous pour tout de bon. Comme Père a bonne mine, n’est-ce pas ? Père chante mieux que jamais, je vous assure ; si vous l’aviez entendu tout à l’heure, vous ne l’oublieriez jamais. »

Quant à Plornish, en épousant la fille de M. Naudy, il avait épousé les croyances de cette dame ; et la seule chose dont il s’étonnât, c’est qu’un chanteur si habile n’eût pas fait fortune. Après y avoir mûrement réfléchi, il pensa que cela provenait de ce qu’on n’avait pas commencé assez tôt à cultiver le génie philharmonique de M. Naudy.

« Car (ainsi raisonnait Plornish), pourquoi perdre votre temps à relier de la musique, lorsque vous en aviez tant en vous-même ? Voilà le grand tort, à mon avis. »

Le vieux Naudy avait un protecteur : un seul. Il avait un protecteur ; un protecteur d’une affabilité superbe, dont il semblait honteux lui-même ; mais il disait pour son excuse que c’était plus fort que lui, qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’être plus familier avec ce brave homme qu’on ne devait s’y attendre (à raison de leurs positions respectives), en le voyant si simple et si pauvre : mais, c’est égal, tout en conservant son quant à lui, il était d’une bonté extraordinaire pour son protégé. Le vieux Naudy était allé plusieurs fois à la prison de la Maréchaussée durant la courte captivité de son gendre ; et il avait été assez heureux pour acquérir les bonnes grâces du doyen de cette institution nationale, et le temps n’avait fait que le mettre plus en faveur auprès de lui.

D’habitude, M. Dorrit recevait ce vieillard comme on reçoit un vassal engagé à foi et hommage. Il organisait des petites régalades et des thés pour son protégé, comme si celui-ci venait lui présenter les hommages des habitants primitifs de quelqu’un de ses fiefs éloignés. Il y avait des moments où le doyen semblait presque disposé à jurer que Naudy était un vieux et fidèle serviteur qui avait bien mérité de la famille Dorrit. Lorsque par hasard il