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dont les manières étaient devenues beaucoup plus grossières et plus insolentes, le visage du sieur Jérémie, dont le parchemin n’était pas susceptible de changements prononcés, conserva toute son impassibilité. On sait qu’il avait toujours l’air d’un pendu, dont une main amie venait de couper la corde, et, en ce moment, on semblait l’avoir décroché une seconde trop tard : mais, sauf cette légère variante, il n’avait rien perdu de son sang-froid extérieur.

Leur inspection terminée, nos deux personnages se tenaient dans la petite salle qui donnait sur le vestibule, et M. Jérémie, examinant à son tour M. Blandois, lui dit avec calme :

« Je suis charmé, monsieur, que vous soyez satisfait du résultat de notre visite. J’avoue que je ne m’y attendais pas. Cette petite promenade paraît vous avoir mis en gaieté.

— Elle m’a ravi ! répliqua Blandois. Elle m’a rafraîchi, moralement parlant… parole d’honneur ! Avez-vous jamais des pressentiments, monsieur Flintwinch ?

— Je ne sais pas trop ce que vous entendez par ce mot, monsieur.

— Pour poser plus clairement la question, je vous demanderai, mon cher M. Flintwinch, si vous éprouvez parfois une vague prévision d’un plaisir à venir ?

— J’avoue que, pour le quart d’heure, je ne ressens aucune sensation de ce genre, répondit l’associé de Mme Clennam avec une gravité imperturbable ; mais si je sens que cela me vient, je m’empresserai de vous en prévenir.

— Eh bien ! moi, j’éprouve ce soir une sorte de pressentiment qui me dit que nous ferons plus ample connaissance. Et vous, mon bonhomme, sentez-vous que cela vous vienne ?

— Non, répliqua M. Flintwinch après un silence de quelques minutes, pendant lequel il avait paru se consulter afin de répondre avec toute la véracité possible. Non, pas du tout.

— J’ai le pressentiment que nous deviendrons amis intimes. Vous n’avez aucun pressentiment de ce genre, mon fils ?

— Pas encore, » répliqua M. Flintwinch.

M. Blandois prenant encore son hôte par les épaules le secoua un peu avec le même enjouement que les fois précédentes, passa le bras de M. Flintwinch sous le sien et l’invita à venir boire une bouteille de vin avec lui comme un cher vieux finaud qu’il était.

Jérémie accepta sans hésiter cette invitation, et ils s’en furent à la taverne de Blandois par une pluie battante qui, depuis la tombée de la nuit, fouettait les vitres, les toits et le pavé. Il y avait longtemps déjà que le tonnerre avait cessé de gronder et que les éclairs ne brillaient plus ; mais la pluie tombait à torrents. Ils s’installèrent dans la chambre de M. Blandois, et, après avoir commandé une bouteille de vin de Porto, ce voyageur hospitalier, écrasant sous le poids de sa délicate personne tous les jolis coussins qu’il put rassembler, s’assit sur le rebord de la croisée, tandis que M. Flintwinch s’établissait en face de lui, de l’autre côté de la