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vagues allusions, et ensuite parce que je sens que cela est écrit sur mon front en lettres de feu ; qu’avant d’être présentée à M. Finching, j’étais la fiancée d’Arthur Clennam… Je le nomme monsieur Clennam en public, par respect pour les convenances ; mais ici nous pouvons l’appeler Arthur… Nous étions tout l’un pour l’autre ; c’était le printemps de nos deux existences, c’était la joie, le bonheur et une foule d’autres choses de ce genre… Lorsqu’on nous sépara, nous en fûmes pétrifiés, et c’est là-dessus qu’Arthur partit pour la Chine, tandis que moi je devenais la fiancée de marbre de feu M. F… »

Flora prononçait ce flot de paroles d’une voix de basse, et semblait y prendre un plaisir extrême.

« Je n’essayerai pas, continua-t-elle, de vous peindre les émotions de cette matinée où je sentis tout mon être se transformer en marbre et où la tante de M. Finching nous suivit dans un remise qui devait être en bien mauvais état, sans quoi il n’aurait pas versé en route, et l’on n’aurait pas été obligé de rapporter la tante sur un fauteuil, comme les effigies de Guy Fawkes le jour de l’anniversaire du cinq novembre ; qu’il vous suffise de savoir que la vaine cérémonie du déjeuner eut lieu dans la salle à manger d’en bas : que même papa, ayant mangé trop de saumon mariné, en fut malade pendant plusieurs semaines et que M. Finching et moi nous partîmes pour un voyage d’agrément à Calais où les garçons d’hôtel se battirent sur la jetée pour s’emparer de nous et finirent par nous séparer, mais non pour toujours : cette dernière catastrophe ne devait arriver que plus tard. »

La fiancée de marbre, fort satisfaite d’elle-même et s’arrêtant à peine pour respirer, continua son récit avec cette incohérence à laquelle la nature humaine est parfois sujette.

« Jetons un voile sur cette partie de mon existence qui a passé comme un rêve. M. F… se montra très-gai, il eut bon appétit, la cuisine française lui plut assez, il trouva leur bordeaux un peu faible, mais fort potable ; enfin tout se passa bien, et nous revînmes loger dans le voisinage immédiat du no 30, Little Gosling Street, près de l’Entrepôt, où nous nous installâmes. Nous n’avions pas encore la certitude que c’était la femme de chambre qui volait les plumes du lit d’à côté, quand voilà un accès de goutte remontée qui emporte M. F… dans un monde meilleur. »

Sa veuve lança une œillade au portrait, secoua la tête et s’essuya les yeux.

« Je vénère la mémoire de M. Finching comme celle d’un homme estimable et d’un mari qui était pour moi aux petits soins ; il suffisait que je prononçasse devant lui le mot asperge et on en voyait arriver une botte ; si je faisais la moindre allusion à quelque boisson délicate et réconfortante, il en apparaissait aussitôt un ou plusieurs litres… ce n’était pas le bonheur, mais c’était le bien-être… Je retournai sous le toit paternel et je vécus retirée, sinon heureuse, pendant quelques années jusqu’au jour où papa,