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Pendant cet entretien l’oncle soufflait tristement dans sa clarinette sans sortir de son coin, suspendant parfois l’instrument à un pouce ou deux de sa bouche pour regarder ses deux nièces avec une vague impression que quelqu’un avait dit quelque chose.

« Et ton père, ton pauvre père, Amy ? Parce qu’il n’est pas libre, parce qu’il ne peut pas se montrer et plaider sa propre cause, tu voudrais que je laissasse des gens de cette espèce l’insulter impunément ? Si tu ne te sens pas toi-même, parce que tu vas travailler en journée, tu pourrais au moins ne pas rester insensible à l’honneur de ton père, sachant tout ce qu’il souffre depuis si longtemps. »

L’injustice de ce reproche blessa profondément la pauvre petite Dorrit. Le souvenir de la scène de la veille aiguisait encore la pointe du dard décoché par Fanny. Elle ne répondit pas ; elle tourna seulement sa chaise vers le feu. L’oncle, après une nouvelle pause, souffla une note qui ressemblait à un lugubre gémissement et poursuivit ses études. Fanny se fâcha contre les tasses et le pain tant que dura sa colère, puis elle déclara qu’elle était la plus malheureuse fille du monde et qu’elle voudrait bien être morte. Ensuite ses larmes devinrent repentantes : alors, elle se leva et mit ses bras autour du cou de sa sœur. La petite Dorrit voulut l’empêcher de parler, mais elle dit qu’elle voulait parler, qu’il fallait qu’elle parlât ! Là-dessus elle répéta à plusieurs reprises :

« Je te demande pardon, Amy, » et « pardonne-moi, Amy, » avec presque autant de vivacité que les paroles qu’elle regrettait d’avoir dites.

« Mais vraiment, vraiment, Amy, reprit-elle, lorsqu’elles se furent embrassées et assises à côté l’une de l’autre, j’espère et je crois que tu aurais jugé cette affaire d’une façon toute différente, si tu connaissais un peu mieux la société.

— C’est bien possible, Fanny, répondit la douce petite Dorrit.

— Vois-tu, tandis que tu es restée casanière et résignée à ton sort, Amy, poursuivit la sœur aînée reprenant petit à petit un ton protecteur, moi, j’ai vécu dans le monde et je suis devenue orgueilleuse et hautaine plus que je n’aurais dû peut-être ? »

La petite Dorrit répondit : « Oui, oh ! oui !

« Et tandis que tu songeais aux soins matériels du ménage, moi, je songeais peut-être à l’honneur de la famille, tu sais. Cela se peut bien, n’est-ce pas, Amy ? »

La petite Dorrit fit un signe de tête affirmatif et montra un visage plus joyeux que ne l’était son cœur.

« Surtout sachant comme nous le savons, continua Fanny, qu’il existe certainement dans la prison à laquelle tu es restée si fidèle une atmosphère spéciale qui la rend bien différente des autres points de vue de la société. Ainsi donc, embrasse-moi encore une fois, ma chère Amy, et convenons ensemble que nous pouvons avoir toutes les deux raison, ce qui ne t’empêche pas d’être une bonne fille, bien tranquille, bien casanière, une excellente femme de ménage.