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populaires de son théâtre. On allait jusqu’à raconter que, pendant cinquante représentations, le comique de la troupe avait fait la gageure d’adresser ses grimaces les plus drôlatiques à la clarinette, sans que celui-ci se doutât le moins du monde de cette plaisanterie. Les machinistes prétendaient qu’il était mort sans le savoir, et les habitués du parterre supposaient qu’il passait toute sa vie (les jours et les nuits, y compris les dimanches) dans l’orchestre. On avait fait quelques rares expériences sur sa personne, en lui offrant une prise de tabac par-dessus la barrière qui séparait les musiciens du public, et il avait toujours répondu à ces politesses comme un homme qui se réveille, quoique toujours avec une civilité où l’on retrouvait le pâle fantôme des façons d’un ci-devant gentleman. À cela près, il ne jouait jamais dans ce qui se passait autour de lui d’autre rôle que celui qui était écrit sur sa partition ; dans la vie privée, où la clarinette n’avait point de rôle à jouer, le vieux Frédéric ne jouait aucun rôle. Les uns disaient qu’il était pauvre, les autres voyaient en lui un riche avare ; à tout cela, il ne répondait rien, et continuait de marcher la tête basse sans jamais changer son allure traînante pour lever de terre son pied sans ressort. Bien qu’il s’attendît depuis quelque temps à être appelé par sa nièce, il ne l’entendit que lorsqu’elle lui eut parlé trois ou quatre fois ; il ne fut pas non plus surpris de trouver là deux nièces au lieu d’une. Il répondit d’une voix tremblante : « J’y vais, j’y vais, » et se traîna par quelque chemin souterrain qui exhalait une odeur caverneuse.

« Comme ça, Amy, dit sa sœur, lorsqu’ils furent sortis tous trois par cette entrée qui paraissait honteuse de ne pas ressembler aux autres, l’oncle ayant instinctivement pris le bras d’Amy comme celui sur lequel on pouvait le plus compter ; comme ça, Amy, te voilà inquiète sur mon compte ? »

Elle était jolie ; elle le savait et elle était un peu fière de sa beauté ; aussi la condescendance avec laquelle elle oubliait en ce moment la supériorité de ses charmes et de son expérience du monde, pour s’adresser à sa sœur presque sur un pied d’égalité, était un grand sacrifice fait aux devoirs de famille.

« Tout ce qui te regarde, Fanny, m’occupe et m’intéresse.

— C’est vrai, c’est vrai ; tu es une bonne petite sœur. Si je suis quelquefois un peu contrariante, je suis sûre que tu te rappelleras ce que c’est que de se trouver dans une position comme la mienne et de savoir combien elle est au-dessous de moi. Cela me serait encore égal, dit la fille aînée du Père de la Maréchaussée, si les autres n’étaient pas si communs. Aucun d’eux n’est tombé de si haut que nous. Ils n’ont pas changé de niveau. Pouah !… qu’ils sont communs ! »

La petite Dorrit jeta sur son interlocutrice un regard indulgent, mais sans l’interrompre. Fanny tira son mouchoir et s’essuya les yeux d’un air mécontent.

« Je ne suis pas née dans le même endroit que toi, Amy, continua-t-elle, et peut-être cela fait-il une différence. Ma chère enfant,