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« Oui, père.

— Alors reviens, reviens tant que tu voudras, ma chérie.

— Je me tiendrai bien tranquille, père.

— Ne songe pas à moi, ma chère, dit-il en lui accordant avec bienveillance une pleine et entière permission. Tu peux revenir, c’est entendu. »

Il paraissait à moitié endormi lorsqu’elle revint, et elle arrangea tout doucement le feu presque éteint, de peur de le réveiller. Mais il l’entendit et demanda qui était là.

« Ce n’est que moi, père.

— Amy, mon enfant, viens ici. J’ai un mot à te dire. »

Il se souleva un peu sur son lit qui n’était pas très élevé, tandis qu’elle s’agenouillait auprès pour rapprocher son visage de celui de son père, dont elle prit la main dans les siennes. Oh ! en ce moment le cœur du père véritable et celui du Père de la Maréchaussée éclatèrent ensemble :

« Mon amour, tu as mené une existence bien dure ici. Pas de compagnes, pas de récréations, beaucoup de soucis, je le crains ?

— Ne pense pas à cela, cher père. Moi, Je n’y songe jamais.

— Tu connais ma position, Amy. Je n’ai pas été à même de faire grand’chose pour toi ; mais tout ce que j’ai pu faire, je l’ai fait.

— Oui, mon cher père, répliqua-t-elle en l’embrassant. Je sais, je sais.

— Me voici dans ma vingt-troisième année de mon séjour ici, » dit-il avec une sorte de hoquet qui était moins un sanglot qu’un témoignage involontaire d’approbation qu’il se rendait à lui-même, l’explosion momentanée d’une noble satisfaction, « C’est tout ce que j’ai pu faire pour mes enfants, mais je l’ai fait. Amy, mon amour, tu es de beaucoup la mieux aimée des trois ; tu as toujours occupé la première place dans ma pensée… tout ce que j’ai pu faire, dans ton intérêt, ma chère enfant, je l’ai fait bien volontiers et sans murmurer. »

La sagesse suprême, qui tient la clef de tous les cœurs et de tous les mystères, peut seule savoir jusqu’à quel point un homme, surtout un homme avili comme l’avait été le doyen, peut s’en imposer à lui-même. Il suffit, pour le moment, de dire qu’il se recoucha, les cils humides, l’air serein et majestueux, après avoir déposé, en guise de dot, sa vie de dégradation aux pieds de la fille dévouée sur laquelle cette existence avait pesé le plus lourdement, et dont l’amour l’avait seul empêché d’être moins avili encore qu’il ne l’était.

Cette enfant ne se permit aucun doute, ni aucune question ; elle était trop contente de le voir, la tête couronnée d’une auréole. « Pauvre cher, bon cher père, le plus aimant, le plus tendre, le meilleur des pères ! » ce furent les seules paroles qu’elle crut devoir lui adresser, tandis qu’elle cherchait à le calmer et à l’endormir.

Elle le veilla pendant le reste de cette nuit, comme si elle se fût rendue coupable envers lui d’un crime que sa tendresse pouvait à peine réparer ; elle s’assit auprès du vieillard endormi, l’embrassant parfois doucement, en retenant son haleine et lui donnant dans un