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L’amoureux de la petite Dorrit eut bientôt déposé ses deux sous au tourniquet du Pont suspendu et s’avança à la recherche d’une personne bien connue et bien aimée. D’abord il craignit qu’elle ne fût pas là ; mais, en s’approchant de l’autre rive, il la vit debout et immobile, regardant la rivière. Elle paraissait absorbée dans une rêverie profonde et il se demanda à quoi elle pouvait penser. Elle avait devant elle une forêt de cheminées et de toits, moins encombrée de fumée que durant les jours de la semaine : peut-être pensait-elle aux cheminées.

La petite Dorrit resta si longtemps à rêver et fut si complétement préoccupée que, bien que son amoureux fût resté auprès d’elle pendant un temps qui lui parut assez long, et se fût retiré une ou deux fois pour revenir ensuite au même endroit, elle ne bougea pas. De sorte qu’il se décida enfin à s’avancer et à lui adresser la parole. L’endroit était tranquille et retiré, et il se dit que c’était le moment ou jamais de lui parler.

Il s’approcha donc, et elle ne sembla pas entendre le bruit de ses pas, jusqu’au moment où il se trouva près d’elle. Lorsqu’il dit : « Mademoiselle Dorrit ! » elle tressaillit et recula devant lui, avec une expression de frayeur et même de répulsion qui causa à John une épouvante indicible. Plus d’une fois déjà elle l’avait évité ; depuis longtemps elle semblait même toujours chercher à l’éviter. Elle s’était détournée si souvent et éloignée d’un pas si léger en le voyant venir que l’infortuné John ne pouvait plus croire qu’elle le fît sans intention. Mais il avait espéré que c’était un effet de sa timidité ou de sa modestie ou qu’elle avait deviné peut-être ce qu’il aurait voulu lui dire, mais il était loin de croire que ce fût par aversion. Et voilà que ce rapide regard venait lui dire : « Comment, vous ici ! vous la dernière personne que j’aurais voulu rencontrer ! »

Ce ne fut qu’un éclair, car elle réprima ce mouvement de répulsion pour lui dire de sa petite voix douce : « Oh, monsieur John c’est donc vous ? » Mais elle sentit ce que son regard venait déjà d’exprimer ; John ne s’y était pas trompé non plus, et tous deux se regardèrent d’un air également confus.

« Oui, mademoiselle Amy ; je crains de vous avoir dérangée en vous adressant la parole.

— Oui, un peu. Je… j’étais venue ici pour être seule, et je croyais bien l’être.

— Mademoiselle Amy, j’ai pris la liberté de venir par ici, parce que M. Dorrit m’a appris par hasard, lorsque je lui ai fait une visite, que vous… »

Elle se troubla encore plus que tout à l’heure en murmurant tout à coup : « Oh, père, père ! d’un ton déchirant et en détournant la tête.

— Mademoiselle Amy, j’espère que je ne vous ai causé aucune inquiétude en nommant M. Dorrit. Je vous assure que je l’ai trouvé en très bonne santé et de très bonne humeur, et qu’il m’a