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Dans cette affaire, comme dans toutes les autres, la petite Dorrit fut la dernière personne que l’on songea à consulter. Son frère et sa sœur connaissaient la passion de John et se rengorgeaient d’avance, faisant de cette passion comme une patère à laquelle ils accrochaient avec orgueil la vieille fiction fripée de leur naissance distinguée. Fanny affichait ses prétentions aristocratiques en éconduisant le pauvre soupirant, tandis qu’il se promenait aux alentours de la prison dans l’espoir de rencontrer la dame de ses pensées. Tip affichait ses prétentions aristocratiques et se posait en frère irrité, émettant dans la petite cour du jeu de boule des menaces fanfaronnes et de vagues allusions à un gentleman inconnu qu’il pourrait bien un jour ou l’autre empoigner par la peau du cou, et secouer, comme il faut, certain petit roquet qu’il ne nommait pas davantage. Mais ils n’étaient pas les seuls membres de la famille à tirer parti de cet amour discret. Non, non. On ne pouvait pas supposer que le Père de la Maréchaussée daignât s’en apercevoir ; naturellement, sa pauvre dignité ne pouvait pas abaisser son regard jusque-là. Mais il acceptait sans scrupule les cigares du dimanche, il était même enchanté de les recevoir ; et parfois il poussait la condescendance jusqu’à se promener de long en large dans la cour pour les fumer avec bienveillance, en compagnie du donataire, qui revenait tout fier et plein d’espoir. Il n’accueillait pas avec moins d’affabilité les attentions de Chivery père, qui cédait toujours son fauteuil et son journal au doyen, lorsque celui-ci visitait sa loge durant une de ses factions ; et qui lui avait même dit que, si quelqu’un de ces soirs M. Dorrit voulait faire tranquillement une promenade dans la cour extérieure et regarder dans la rue, il n’y aurait pas grande difficulté. Si le doyen ne profita pas de cette dernière politesse, ce fut seulement parce qu’il ne tenait plus à jeter un coup d’œil sur le monde extérieur ; car il acceptait d’ailleurs tout ce qu’on lui offrait, et disait de temps en temps :

« C’est un homme fort poli que ce Chivery, très-attentionné et très-respectueux ; le jeune Chivery également ; il a réellement le sentiment délicat de la position que j’occupe ici. Oui, ils se conduisent vraiment fort bien ces Chivery. La façon dont ils se comportent avec moi me flatte et me satisfait. »

Cependant le jeune John était trop dévoué pour ne pas embrasser dans sa vénération toute la famille Dorrit. Il ne songea pas un instant à discuter la validité de leurs prétentions ; au contraire, il rendit hommage à leurs simagrées. Quant à tirer aucune vengeance du frère de la petite Dorrit, John, eût-il été doué d’un caractère moins pacifique, aurait cru commettre un sacrilège en ouvrant la bouche ou en levant la main contre ce gentleman. Il regrettait de n’avoir pas su conquérir les bonnes grâces de ce noble esprit ; il sentait que sa hauteur n’était pas incompatible avec sa noble origine, et ne cherchait qu’à se concilier, par des déférences constantes, l’âme magnanime de Tip. Le Père de la Maréchaussée, ce gentleman qui avait eu des malheurs, ce gentleman qui avait tant de dignité et