Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/201

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Elle n’avait pas seulement eu le temps de compter jusqu’à douze qu’elle se pencha pour baiser la main caressante qui lui effleura la joue, tout contre les belles boucles de Chérie. Puis elle s’éloigna.

« Eh bien ! dit doucement M. Meagles, tandis qu’il faisait tournoyer sur ses pieds la servante qui se trouvait à sa droite, pour prendre dessus le sucrier ; voilà une fille qui aurait été perdue sans ressources, si elle n’était pas tombée entre les mains de gens pratiques. Mère et moi, nous savons (simplement parce que nous sommes des gens pratiques) qu’il y a des moments où la nature de cette fille semble se révolter, lorsqu’elle nous voit si concentrés dans notre amour pour Chérie. Pauvre âme ! elle n’a eu ni père ni mère qui s’occupât d’elle. Je ne pense jamais qu’avec chagrin à ce que doit éprouver cette malheureuse enfant, si colère et si irritée, lorsqu’elle entend répéter le cinquième commandement le dimanche. J’ai toujours envie de lui crier : « N’oublie pas que nous sommes à l’église, Tattycoram, compte jusqu’à vingt-cinq. »

Outre cet aide muet qu’on nomme une servante, M. Meagles avait deux autres aides qui n’étaient pas muets du tout dans la personne de deux servantes bien vivantes, aux visages roses et aux yeux brillants, qui ne formaient pas l’ornement le moins brillant des décors de la salle à manger.

« Et pourquoi pas, je vous prie ? demandait M. Meagles à ce sujet. C’est ce que je dis toujours à mère : puisqu’il faut regarder quelque chose, pourquoi ne pas regarder quelque chose de joli ? »

Une certaine Mme Tickit, qui remplissait les fonctions de cuisinière et de femme de charge, lorsque la famille habitait la maison, et celle de femme de charge seulement, lorsque la famille était absente, complétait le personnel de l’établissement. M. Meagles regretta que la nature des devoirs actuels de Mme Tickit rendît cette dame peu présentable en ce moment ; mais il espérait que ses visiteurs feraient connaissance avec elle le lendemain matin. C’était une des colonnes de la maison, dit-il, et tous ses amis la connaissaient bien. Le portrait de Mme Tickit se trouvait là-bas dans le coin. Lorsqu’ils partaient pour un voyage, elle ne manquait jamais de revêtir la robe de soie et le tour de cheveux noirs représentés dans son portrait (à la cuisine, sa chevelure était d’un gris roux), s’installait dans le salon, mettait ses lunettes entre deux pages spéciales du Traité de médecine domestique du docteur Buchan et regardait par la croisée jusqu’au jour de leur retour. On supposait généralement qu’il était impossible d’inventer aucun prétexte assez puissant pour décider Mme Tickit à abandonner son poste auprès de la croisée ou à se dispenser de la présence du docteur Buchan : bien que M. Meagles eût l’intime conviction que la dame n’avait jamais lu un seul mot des élucubrations de ce docte praticien.

Le soir, on fit un rubber prosaïque ; Chérie allait et venait dans le salon, regardant quelquefois le jeu de son père, ou chantant au piano quand l’envie l’en prenait pour son propre amusement. C’était une enfant gâtée ; mais comment aurait-il pu en être autrement ?