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— À moins que vous ne tombiez encore sur moi, répliqua l’obstiné Flintwinch, car alors vous pourrez vous attendre à me voir recommencer. »

Mme Jérémie rêva ensuite que son seigneur et maître avait commencé à se promener de long en large dans la chambre comme pour calmer sa colère, et qu’elle s’était enfuie ; mais Jérémie n’étant pas sorti tandis qu’elle écoutait toute tremblante dans l’antichambre obscure, elle était remontée à tâtons, attirée par les fantômes et la curiosité ; puis elle avait en tremblant repris son poste d’observation derrière la porte.

« Voulez-vous allumer la chandelle, Jérémie ? disait Mme Clennam d’un air conciliant destiné à faire rentrer la conversation dans son ton habituel. Il est bientôt temps de prendre le thé. La petite Dorrit doit venir et elle me trouverait dans l’obscurité. »

M. Jérémie alluma la chandelle avec empressement, et dit en la posant sur la table : « Ah çà ! qu’est-ce que vous voulez donc faire de la petite Dorrit ? Est-ce qu’elle va venir toujours travailler ici ? toujours prendre le thé ici ? La verra-t-on aller et venir ici comme elle fait, toujours, toujours ?

— Comment pouvez-vous parler ainsi à une malheureuse paralytique comme moi ? Toujours ? Ne sommes-nous pas moissonnés tous comme l’herbe de la prairie ? Et n’ai-je pas été tranchée déjà par la faux du temps depuis bien des années, depuis que je suis restée étendue ici, en attendant qu’on me transporte dans la grange du Seigneur ?

— Oui, oui ! fort bien ! Mais depuis que vous êtes étendue là, pas comme une morte toujours, il s’en faut de tout, une foule d’enfants et de jeunes gens, une foule de femmes aux joues roses et d’hommes vigoureux, une foule de gens, en un mot, ont été fauchés et transportés dans la grange ; et vous voilà encore, comme vous voyez, pas trop changée après tout. Vous et moi, nous pouvons vivre encore longtemps. En disant toujours, j’ai voulu dire (quoique je ne sois pas un esprit poétique), pendant tout le cours de notre existence. »

Jérémie donna cette explication avec beaucoup de sang-froid, et attendit tranquillement la réponse.

« Tant que la petite Dorrit sera sage et active, qu’elle aura besoin de la faible assistance que je puis lui donner, et qu’elle en sera digne, je ne vois pas pourquoi elle ne continuerait pas (à moins de se retirer de son propre gré) de venir ici aussi longtemps qu’il plaira au Seigneur de m’épargner.

— Rien de plus ? demanda Jérémie se caressant le menton.

— Que voulez-vous qu’il y ait de plus ? Qu’est-ce qu’il peut y avoir de plus ? » s’écria Mme Clennam de son ton de surprise sévère.

Mme Jérémie rêva ensuite que les deux interlocuteurs avaient continué à se regarder pendant quelques minutes, avec la chandelle entre eux, et, d’une façon ou d’une autre, l’idée lui vint qu’ils se regardaient fixement.