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« Nous y sommes allées, continua la petite Dorrit, jetant un coup d’œil sur sa protégée, parce que je ne suis pas fâchée de voir quelquefois par moi-même ce que fait ma sœur ; et j’aime à la regarder sans qu’elle ni mon oncle s’en doutent. Je ne puis pas me donner ce plaisir-là bien souvent, parce que, lorsque je ne travaille pas, je suis avec mon père, et même lorsque je vais en journée, je me dépêche d’aller le rejoindre. Mais ce soir, j’ai fait semblant d’aller en soirée. »

En faisant cet aveu, avec une hésitation timide, elle leva les yeux vers le visage de Clennam, dont elle lut si clairement l’expression qu’elle y répondit :

« Oh non, certainement ! Je ne suis jamais allée à une soirée. »

Elle s’arrêta un instant, en voyant que Clennam la regardait toujours, puis ajouta :

« J’espère qu’il n’y a pas de mal à cela. Je n’aurais jamais pu me rendre utile, si je n’avais pas un peu dissimulé. »

Elle craignait qu’il ne la blâmât intérieurement de tromper ainsi ses parents pour leur rendre service, pour songer à eux, pour veiller sur eux à leur insu et sans pouvoir compter sur leur reconnaissance, qui sait même ? peut-être en encourant de leur part le reproche de négligence. Mais Clennam songeait au contraire à ce frêle petit corps animé d’une volonté si forte, à ces souliers usés, à ces vêtements insuffisants, à cette feinte délicatesse de récréation et d’amusement. Il demanda où se donnait la soirée supposée. Chez des personnes pour qui elle travaillait, répondit la petite Dorrit en rougissant. Elle n’en avait dit que fort peu de chose, seulement quelques mots, pour tranquilliser son père, qui savait bien, dans tous les cas, que ce ne pouvait pas être une grande soirée, comme M. Clennam devait bien le penser : et elle jeta un coup d’œil sur le châle qu’elle portait.

« C’est la première nuit, dit la petite Dorrit, que je me sois jamais absentée de la maison. Dieu ! que Londres a l’air grand, sombre et sauvage, la nuit ! »

Aux yeux de la petite Dorrit, la vaste étendue de la ville avait quelque chose qui lui faisait peur avec son ciel noir ; elle frissonna en prononçant ces paroles.

« Mais ce n’est pas pour cela, continua-t-elle en faisant de nouveau un pénible effort pour se remettre, que je suis venue vous déranger. Le principal motif qui m’a engagée à sortir, c’est que ma sœur a fait une amie, une dame dont elle m’a parlé de manière à m’inquiéter un peu. Alors je suis sortie, et j’ai passé exprès du côté où vous demeurez, puis en voyant une lumière à la croisée… »

Ce n’était pas la première fois qu’elle avait vu cette lumière. Oh ! non, ce n’était pas la première fois. Les yeux de la petite Dorrit avaient déjà souvent regardé, le soir, cette fenêtre briller de loin comme une étoile ; elle s’était souvent écartée de son chemin, harassée et fatiguée pour venir la regarder et rêver au monsieur à