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Signor Cavalletto retira sa cigarette d’entre ses lèvres entrouvertes, et parut, pour le moment, plus déconcerté qu’on ne s’y serait attendu.

« Je suis un… » M. Rigaud s’était levé avant de commencer ce discours. « Je suis un gentilhomme cosmopolite. Le monde entier est ma patrie. Mon père était Suisse, canton de Vaud ; ma mère était Française d’origine, mais elle est née en Angleterre. Moi-même, je suis né en Belgique. Je suis un citoyen de l’univers. »

Son attitude théâtrale (il se tenait une main appuyée sur la hanche, sous les plis de son manteau), son air dédaigneux pour son compagnon, qu’il ne regardait seulement pas, préférant s’adresser au mur vis-à-vis, semblait indiquer que l’orateur songeait à répéter un rôle à l’intention du tribunal qui devait bientôt l’interroger, bien plus qu’à se donner la peine d’éclairer un personnage aussi infime que le sieur Jean-Baptiste Cavalletto.

« Je peux avoir trente-cinq ans. J’ai vu le monde. J’ai vécu ici, j’ai vécu là, et partout j’ai vécu en gentilhomme. J’ai toujours été traité et respecté comme le doit être un gentilhomme. Si vous voulez essayer de faire tort à mon caractère en cherchant à démontrer que je n’ai d’autres moyens d’existence que les ressources de mon esprit, je vous demanderai quels sont les moyens d’existence de vos gens de loi, de vos hommes d’État, de vos intrigants, de vos financiers. »

Il mettait sans cesse en réquisition sa petite main délicate, comme un témoin toujours prêt à attester ses droits au titre de gentilhomme, témoin utile qui lui avait déjà rendu plus d’une fois des services signalés.

« Il y a deux ans, je vins à Marseille. J’étais pauvre, c’est vrai ; j’avais été malade. Lorsque vos gens de loi, vos hommes d’État, vos intrigants, vos financiers, font des maladies et qu’ils n’ont pas d’argent devant eux, eux aussi, ils deviennent pauvres. Je descendis à l’hôtel de la Croix d’or, tenu à cette époque par M. Henri Baronneau ; il avait soixante-quinze ans au moins, et quelle santé délabrée ! J’habitais l’hôtel depuis quelque chose comme quatre mois, lorsque M. Henri Baronneau eut le malheur de mourir ; ce n’est pas rare de mourir, la chose arrive assez souvent, j’espère, sans que je m’en mêle, n’est-ce pas ? »

Jean-Baptiste ayant fumé sa cigarette jusqu’au bout de ses doigts, M. Rigaud eut la magnanimité de lui en jeter une autre. L’Italien alluma la seconde aux cendres de la première et continua à fumer, regardant à la dérobée l’orateur, qui, préoccupé de son affaire, ne faisait guère attention à son auditeur.

« M. Baronneau laissa une veuve ; elle avait vingt-deux ans. Elle s’était fait une réputation de beauté, et (ce qui n’arrive pas toujours) elle la méritait. Je continuai à loger à l’hôtel de la Croix d’or. J’épousai Mme Baronneau. Ce n’est pas à moi de dire si une telle union était disproportionnée. Me voici, vous n’avez qu’à me voir, malgré ce que j’ai souffert naturellement d’une lon-