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core à la sirène ; mais il n’y eut pas moyen, Flora ne voulait pas, ne pouvait pas se contenter de cela ; elle resta mordicus dans son rôle d’autrefois. Arthur quitta la maison dans une disposition d’esprit assez triste, surtout tellement ahuri que, si Pancks ne s’était pas fort heureusement trouvé là pour le remorquer, il se serait sans doute laissé aller à la dérive pendant le premier quart d’heure.

Lorsque la fraîcheur de l’atmosphère et l’absence de Flora eurent dissipé le trouble de ses idées, il s’aperçut que Pancks s’avançait d’un pas rapide, mordant le peu de pâturage qu’il pouvait trouver au bout des ongles et ronflant du nez par intervalles. Quand on voyait ces symptômes, ainsi que la main qu’il tenait dans sa poche et son chapeau mal brossé sens devant derrière, c’était signe que M. Pancks réfléchissait.

« Il fait un peu froid ce soir, remarqua Arthur.

— Oui, assez froid, répondit Pancks. En votre qualité d’étranger, vous devez sans doute souffrir du climat plus que moi. Je vous avouerai même que je n’ai guère le temps de sentir s’il fait chaud ou froid.

— Vous menez une vie très occupée ?

— Oui ; j’ai toujours à courir après quelque locataire ou à surveiller quelque chose. Mais j’aime les affaires, répliqua Pancks, marchant un peu plus vite ; n’est-ce pas pour cela que nous sommes au monde ?

— Vous croyez que ce n’est que pour ça ? demanda Clennam.

— Pour quelle autre chose voulez-vous qu’on y soit ? » riposta Pancks.

Ces paroles emballaient, dans le plus court espace possible, un poids énorme qui avait pesé sur toute la vie de Clennam ; aussi il ne répondit pas.

« C’est ce que je dis toujours à nos locataires hebdomadaires, continua Pancks. Quelques-uns d’entre eux viennent me dire, avec la figure longue : « Vous voyez, maître Pancks, nous sommes toujours à travailler, à piocher, à nous éreinter, depuis le moment où nous nous réveillons, et nous n’en sommes pas plus riches. » Alors, je leur dis : « Pourquoi donc êtes-vous au monde, si ce n’est pas pour travailler ? » Ça leur ferme la bouche ; ils ne trouvent pas un mot à répliquer. Pourquoi donc êtes-vous au monde, si ce n’est pas pour travailler ? Ça leur clôt le bec.

— Hélas ! hélas ! soupira Clennam.

— Tenez ! me voici, par exemple, dit Pancks, poursuivant son raisonnement à l’usage de son locataire hebdomadaire. Croyez-vous que je sois au monde pour autre chose ? Faites-moi lever de bonne heure, mettez-moi à l’ouvrage, laissez-moi aussi peu de temps que possible pour avaler mes repas, et faites-moi piocher, faites-moi piocher sans relâche : je ferai de même avec vous ; vous ferez de même avec un autre, sans trêve ni repos. Eh bien ! vous avez là un résumé complet de tous les devoirs de l’homme dans un pays commerçant. »