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tion, commença par un potage, des soles frites, une sauce aux cardons et des pommes de terre. La conversation continua à rouler sur la rentrée des loyers. La tante de M. Finching, après avoir lancé pendant dix minutes un regard malveillant à toute la société, émit cette observation effrayante :

« Quand nous demeurions à Henley, les oies de M. Barnes lui ont été volées par un chaudronnier. »

M. Pancks eut le courage de faire un signe de tête approbateur et de dire :

« Oui, oui, certainement, madame. »

Mais la communication de cette terrible nouvelle eut pour résultat d’inspirer à M. Clennam une frayeur réelle. Une autre particularité ajoutait encore à la terreur causée par la vieille. Bien qu’elle dévisageât les gens, elle ne voulait jamais avoir l’air de voir personne. Quand l’étranger, poli, et prévenant, désirait, par exemple, demander à la dame si elle voulait des pommes de terre, il avait beau faire une pantomime des plus expressives, elle n’y faisait aucune attention. Que faire alors ? On ne pouvait pas dire.

« Tante de M. Finching, voulez-vous me permettre… ? »

Alors on laissait là la cuiller ; c’est ce que fit Clennam, effrayé et découragé.

On servit ensuite du mouton, un bifteck et une tarte aux pommes, rien qui ressemblât le moins du monde à une oie, et le dîner continua comme un festin désenchanté qu’il était. Il y avait eu un temps où Clennam, assis à cette même table, n’avait des yeux que pour Flora ; maintenant, lorsqu’il fit attention à Flora, ce fut pour remarquer, malgré lui, qu’elle aimait beaucoup le porter, qu’elle combinait une assez grande quantité de xérès avec le sentiment, et que, si elle avait engraissé, il y avait à cela des raisons substantielles. Le dernier des patriarches avait toujours été un grand mangeur, et il engloutissait une immense quantité de nourriture solide avec la béatitude d’une bonne âme qui nourrit un de ses semblables. M. Pancks, toujours pressé, et qui consultait de temps en temps un sale petit calepin qu’il avait posé près de lui, sans doute la liste des locataires arriérés qu’il comptait tracasser pour son dessert, avalait comme une locomotive où l’on empile du charbon, avec beaucoup de bruit, beaucoup de maladresse, et quelques ronflements qui semblaient annoncer que la machine était prête à partir.

Pendant tout le dîner, Flora sut concilier son appétit actuel pour les viandes et le vin avec son appétit d’autrefois pour l’amour romanesque, d’une manière qui fit que Clennam osait à peine lever les yeux et les tenait constamment fixés sur son assiette, attendu qu’il ne pouvait pas regarder la veuve sans recevoir d’elle quelque coup d’œil plein de mystérieux avertissements, comme s’il se fût agi entre eux d’un complot. La tante de M. Finching, assise en face d’Arthur, ne cessa de lui lancer des regards de défi, les traits empreints d’une amertume indicible, jusqu’au moment où l’on enleva la nappe et où l’on posa les carafes sur la table avec le des-