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expédiés, en dépit de M. le président et du tribunal, et se mit à se laver les mains de son mieux en se suçant les doigts et en les essuyant après sur ses feuilles de vigne. Puis, tandis qu’il s’arrêtait, entre deux gorgées de vin, pour contempler son compagnon, sa moustache se releva et son nez s’abaissa.

« Comment trouves-tu ton pain ? demanda-t-il.

— Un peu sec ; mais j’ai ici ma vieille sauce, répliqua Jean-Baptiste tenant son couteau en l’air.

— Quelle sauce ?

— Voilà ! Je coupe mon pain par tranches, de cette façon, comme si c’était un melon, ou de celle-ci, comme si c’était une omelette, ou de celle-ci, comme si c’était une friture, ou de celle-ci, comme si c’était du saucisson de Lyon, répondit Jean-Baptiste, démontrant ces diverses façons de découper sur le morceau de pain qu’il tenait à la main, et mâchant sans se presser ce qu’il avait dans la bouche.

— Tiens ! cria M. Rigaud, tu peux boire, tu peux finir ça. »

Le don n’était pas des plus magnifiques, car il restait énormément peu de vin à boire ; mais signor Cavalletto se leva vivement, reçut la bouteille avec reconnaissance, porta le goulot à sa bouche et fit claquer sa langue en signe de satisfaction.

« Mets la bouteille avec les autres, » dit Rigaud.

L’Italien obéit à cet ordre et se tint prêt à donner à son bienfaiteur une allumette tout allumée, car ce dernier roulait son tabac en cigarettes, à l’aide de petits carrés de papier qu’on lui avait remis en même temps.

« Tiens, tu peux en prendre une.

Ringrazio, mon maître ! »

Jean-Baptiste avait remercié dans sa langue maternelle et avec la vivacité insinuante qui distingue ses compatriotes.

M. Rigaud se leva, alluma une cigarette, mit le reste de sa provision de tabac dans une poche de côté de son habit, et s’étendit tout de son long sur le banc. Cavalletto s’assit sur les dalles, tenant une de ses chevilles de chaque main et fumant avec sang-froid. Les yeux de M. Rigaud semblaient attirés malgré lui vers le voisinage immédiat de cet endroit du parquet où Cavalletto avait dessiné le plan avec son pouce ; ils prenaient si souvent cette direction, que l’Italien les suivit plus d’une fois avec surprise dans leur itinéraire le long des dalles.

« Quel satané trou que celui-ci ! dit M. Rigaud, interrompant un long silence. Vois donc la lumière du jour. Du jour ! Allons donc ! on dirait la lumière de la semaine dernière, la lumière d’il y a six mois, la lumière d’il y a six ans, tant elle est terne et morte. »

Le jour, en effet, arrivait languissant par un entonnoir carré qui bouchait une croisée dans le mur de l’escalier, à travers lequel on n’apercevait jamais le ciel, le ciel ni autre chose.

« Cavalletto, dit M. Rigaud cessant tout à coup de regarder cet entonnoir vers lequel ils avaient tous les deux dirigé involontairement les yeux, tu sais que je suis un gentilhomme ?