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retournant vers son interlocuteur avec une vivacité toute méridionale et gesticulant avec ses deux mains et tous ses doigts, comme s’il menaçait de le déchirer en mille morceaux. Mon ami, comment voulez-vous que je vous dise le temps que vous avez à rester ici ? Est-ce que j’en sais rien, Jean-Baptiste Cavalletto ? Mort de ma vie ! Il y a quelquefois ici des prisonniers qui ne sont pas si diablement pressés de se voir juger. »

Il parut jeter un coup d’œil oblique à l’adresse de M. Rigaud en faisant cette observation ; mais M. Rigaud avait déjà recommencé son repas interrompu, quoiqu’il ne parût pas y mettre autant d’appétit qu’auparavant.

« Adieu, mes oiseaux ! dit le gardien de la prison, prenant sa jolie fille dans ses bras et lui dictant les paroles avec un baiser.

— Adieu, mes oiseaux ! » répéta la jolie enfant.

Son visage innocent rayonna d’un si doux éclat par-dessus l’épaule de son père, qui s’éloignait avec elle en lui chantant la chanson enfantine :

Qu’est-c’ qui passe ici si tard,
Compagnons de la Marjolaine ?
Qu’est-c’ qui passe ici si tard,
Dessus le quai ?


que Jean-Baptiste se crut engagé d’honneur à répondre à travers la grille, et en mesure, quoique d’une voix un peu enrouée :

C’est un chevalier du roi.
Compagnons de la Marjolaine !
C’est un chevalier du roi,
Dessus le quai.

Ces paroles accompagnèrent le geôlier et sa fille si loin sur ce rude escalier, que le père fut obligé de s’arrêter pour que l’enfant pût entendre la fin du couplet et répéter le refrain pendant qu’ils étaient encore en vue. Puis la tête de l’enfant disparut, puis celle du gardien ; mais la petite voix continua la chanson jusqu’à ce que la porte se fût refermée avec bruit.

M. Rigaud, ennuyé de voir Jean-Baptiste écouter, avant que les échos eussent cessé de se faire entendre (les échos mêmes semblaient plus faibles et plus traînants de se sentir en prison), lui rappela par un coup de pied qu’il ferait mieux d’aller reprendre sa place dans l’ombre. Le petit Italien alla se rasseoir, avec l’aisance indolente d’un homme depuis longtemps habitué à ce genre de parquet, et, plaçant devant lui les trois gros morceaux de pain en pyramide, et tombant sur le quatrième, se mit tout bonnement en devoir de les démolir, comme si c’eût été un château de cartes.

Peut-être regarda-t-il de côté le saucisson de Lyon ; peut-être lança-t-il furtivement un regard d’envie sur le veau entouré d’une gelée succulente : mais ces comestibles ne furent pas longtemps là pour lui faire venir l’eau à la bouche ; M. Rigaud les eut bientôt